Extérieur nuit

Le cas doit être unique dans l’histoire du cinéma : en 2003, le cinéaste italien Marco Bellocchio tournait «Buongiorno,notte» (Bonjour,nuit) et vingt ans plus tard exactement, sous le titre «Esterno notte» (Extérieur nuit, terme cinématographique), il nous donne une autre vision du même événement crépusculaire de la politique italienne : l’enlèvement et l’assassinat, en avril-mai 1978, à Rome, par les Brigades Rouges d’extrême gauche, d’Aldo Moro, président de la Démocratie Chrétienne (Democrazia Cristiana, née en réaction au fascisme). Autre singularité, Marco Bellocchio se trouve maintenant âgé de 83 ans, et comment ne pas penser à Giuseppe Verdi composant à 80 ans son bouquet final éblouissant, son «Falstaff» inspiré de Shakespeare, renouvelant son style. Ce Verdi chéri de Bellocchio, dont on entend résonner le terrible Dies Irae du Requiem à plusieurs reprises dans la minisérie en six épisodes présentée sur Arte les 15 et 16 mars derniers, et maintenant sur Arte.tv. Continuer la lecture

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L’image de Picasso pâlit

Il y a de cela une vingtaine d’années, Marina Picasso déballait, dans le cadre de l’émission « Tout le monde en parle » (1), tout le mal qu’elle pensait de son grand-père. Lorsque Thierry Ardisson lui posa la question de savoir si Pablo Picasso (1881-1973) était « radin et maléfique », elle répondit que c’était un peu « schématique » mais que « c’était à peu près ça ». Et la tendance actuelle qui vise à juger autrement des époques révolues, a pris le relais. L’année 2023 est l’année du cinquantenaire de la disparition de l’artiste (ci-contre au musée Grévin) et l’on sent bien que quelque chose a changé. C’est l’homme dont on parle davantage que son œuvre, de son attitude abusive envers les femmes, de sa négligence à l’égard de ses enfants, ses proches, ou encore de sa passion de la corrida. D’autres y rajouteront son attachement au communisme soviétique à l’époque de Staline, afin de faire bonne mesure et emplir la coupe. À ce curriculum vitae, s’ajoute de surcroît une forme de lassitude due à la saturation des expositions thématiques, ou des livres qui sortent en permanence à son sujet. Continuer la lecture

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La Passion du Christ selon… Jésus

Avec “Soif” (2019), son vingt-huitième roman (1), Amélie Nothomb revenait sur les derniers instants du Christ à la première personne du singulier, de son procès à sa crucifixion. Elle nous livrait une vision toute personnelle du fils de Dieu, une vision profondément “humaine”. Partir du corps de Jésus pour comprendre ce qu’il lui arrivait, telle était sa démarche. Issue d’une famille catholique, la romancière confiait, lors d’une interview, aimer Jésus depuis ses deux ans et demi et vouloir comprendre la crucifixion, une monstruosité qu’elle condamnait :  “Cette crucifixion est pour moi une aberration. (…) Au catéchisme, on nous présentait la crucifixion comme le salut. Le martyre est montré comme le salut. Le sacrifice du corps est montré comme quelque chose de magnifique, comme une valeur. Moi, je pense que c’est exactement le contraire. Je pense que le sacrifice du corps, c’est la source de tous les dangers, de toutes les violences”. Amélie Nothomb revendiquait le droit de donner sa propre vision de Jésus, ce héros connu de tous, que l’on soit croyant ou pas. Aujourd’hui le Jésus d’Amélie Nothomb revêt les traits de Julien Bleitrach dans une remarquable adaptation scénique signée Catherine d’At. Continuer la lecture

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Cadavres à la découpe

Jouxtant l’Institut médico-légal de Paris, le square Albert Tournaire n’est pas l’un des plus fréquentés de la capitale. C’est ce qui fait d’ailleurs son charme. Situé sur la rive droite, entre la gare de Lyon et la gare d’Austerlitz, ce jardin voit surtout passer des gens pressés, marquant rarement l’étape pour souffler cinq minutes. Ce qui fait qu’il n’est pas interdit de penser que les aîtres attirent en revanche des personnages louches composés de nécrophages, nécrophiles et autres nécromanciens. Inauguré voici cent ans, l’Institut médico-légal figure en effet un buffet d’abondance pour les nécrophages, un lupanar de rêve pour les nécrophiles et un centre d’appel de bonne taille pour les nécromanciens. Une dizaine de corps entrent et sortent au quotidien de ce bâtiment conçu par Albert Tournaire (1862-1958), notamment connu pour avoir été l’architecte de l’exposition coloniale de 1931. Dans le bâtiment précédent, sur l’île de la Cité, les corps étaient exposés au public derrière une vitre. Curieuse attraction quand même, à laquelle un préfet souffrant peut-être de nécrophobie avait fini par mettre un terme. Cachons donc les macchabées que Héraclite lui-même situait plus bas que les excréments. Pour l’écrivain Georges Bataille, un corps sans vie n’était pas rien « mais pire que rien ». Comme une invective, l’expression  « Mange tes morts » s’entend parfois. Continuer la lecture

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Les jeudis ne sont pas éternels

Suzy vivait dans une chaudière abandonnée sur un terrain vague. Elle l’avait réaménagée à sa façon, peignant des paysages là où elle aurait voulu des fenêtres. Cependant elle connaissait un soudeur qui pourrait lui arranger ça en découpant une à deux ouvertures dans le métal. Un jour pas fait comme un autre, un jeudi comme aujourd’hui, sortant à quatre pattes par l’ancienne porte du four, elle tomba nez à nez sur un bouquet de fleurs. Il n’y avait pas de carte de visite accompagnant l’ensemble, mais ce qui faisait office de vase était un bocal pharmaceutique. Elle comprit alors que le dépositaire était Doc, celui qui dirigeait le Laboratoire biologique de l’ouest. Une histoire d’amour allait enfin commencer. Surtout maintenant qu’elle ne travaillait plus au bordel, qu’elle avait trouvé un job dans un bar et qu’elle prenait de surcroît des cours afin de devenir dactylo. Cela faisait pas mal de bonnes nouvelles en perspective après une cascade de mauvaises, et c’est pourquoi John Steinbeck avait intitulé son roman « Tendre jeudi ». Continuer la lecture

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André Billy vivant

Pour une enquête biographique en bonne et due forme il allait falloir attendre quelques années supplémentaires. Il y aura un siècle en octobre que paraissait le premier ouvrage de référence sur Guillaume Apollinaire. Pas une biographie non, mais un livre trempé d’affection et même d’un peu de chagrin car la disparition du poète multitâche en 1918, était si l’on peut dire, encore fraîche.  « Apollinaire vivant » ainsi était titré l’opuscule, ne commençait pas vraiment par un « né le ». Mais par ce paragraphe qui relevait sans aucun doute de l’amour fraternel: « Connaissais-tu Guillaume, ce restaurant de la rue Caulaincourt où c’est en ce moment la mode d’aller manger une bourride, un homard à l’américaine, une perdrix aux choux ou quelque autre plat de haut goût? ». Et de poursuivre en spéculant sur le nouveau destin de Guillaume humant quelque marmite céleste destinée aux banquets éternels. André Billy s’était rendu un jour au cimetière du Père Lachaise. Il avait pris le tramway jusqu’à la place Gambetta. Et avait ragé, sous une chaleur pénible, de ne trouver du premier coup la tombe de son ami. Ils s’étaient connus seulement 15 ans plus tôt. Continuer la lecture

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Saltimbanque

Jusqu’au 8 mai 2023, à la BPI de Beaubourg, une exposition Serge Gainsbourg, s’intitule «Le mot exact». Le but ? Faire comprendre que «les petites conneries» qu’il écrivait, ressortant, selon lui, d’un «art mineur» n’en étaient pas moins le produit d’un travail d’artisan littérateur. Les manuscrits, tapuscrits mis en vitrines, quelques ouvrages issus de sa bibliothèque dévoilent une partie de ses sources d’inspiration. Il part de la sonorité des mots, «du titre, qui lui donne le poème, et par le découpage de la versification, conduit à la structure musicale de la mélodie». Il associe la rime complexe, en français choisi, à l’argot, aux anglicismes, aux onomatopées, sans limites aux mélanges. Sur les 550 chansons identifiées, les deux tiers ont été écrites pour d’autres que lui, mais, à chaque fois, on reconnaît son style. À côté de ce matériel documentaire, quelques objets personnels : cannes, couverts de table, une paire de ses emblématiques chaussures Repetto (ci-dessus), un curieux bar de voyage (autant dire une trousse d’urgence). Continuer la lecture

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Clara Haskil, pianiste virtuose

« Parmi mes amis, j’ai pu côtoyer trois génies : le professeur Einstein, Winston Churchill et Clara Haskil » disait Charlie Chaplin, son voisin à Vevey (Suisse). Clara Haskil (1895-1960), pianiste virtuose d’origine roumaine. Les mélomanes la connaissent sans doute. Les autres, c’est moins probable. Sa gloire, tardive, ne dura qu’une petite dizaine d’années. Ses enregistrements, bien qu’admirables, furent peu nombreux (1). Serge Kribus, né en 1962 à Bruxelles, la découvrit à l’âge de 16 ans un peu par hasard, au détour d’une médiathèque, et ne cessa, par la suite, de l’écouter. Et c’est tout le mérite de sa pièce, “Clara Haskil Prélude et Fugue”, de remettre aujourd’hui en lumière cette artiste prodige à l’attachante personnalité. Mise en scène par Safy Nebbou et admirablement interprétée par Laetitia Casta, au côté de la talentueuse pianiste turco-belge Isil Bengi, la pièce raconte Clara à la première personne pendant les quelque 66 ans que dura sa vie. Forte de son succès, la pièce est reprise au Théâtre du Rond-Point. Continuer la lecture

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Au-delà de la flamboyance

Dans les années 1950, Douglas Sirk était considéré à Hollywood, non sans un certain mépris, comme «le maître du mélodrame flamboyant». Des mélodrames qui flamboyaient un peu trop visuellement, racontaient des histoires invraisemblables à faire pleurer dans les chaumières, servies par des personnages vraiment trop primaires. Il se situait seul dans une catégorie à part, regardé de haut par la critique. Il suffit de penser au «Secret magnifique» («The magnificent obsession», 1954), «Écrit sur du vent» («Written on the Wind», 1956), ou «Mirage de la vie» («Imitation of life», 1959), avec pour star Lana Turner, le plus gros succès Universal de l’année. Pourtant le roi du mélo devait quitter Hollywood cette année-là, après y être arrivé en 1937 pour fuir le nazisme. Il ne s’était jamais intégré à la communauté austro-allemande pourtant riche de sommités comme Ernst Lubitsch, Billy Wilder, ou Fritz Lang, qu’il trouvait beaucoup trop méprisants vis-à-vis de la faune locale. Cet intellectuel raffiné avait à son arrivée acheté un terrain non loin de Los Angeles pour construire une ferme, et s’était improvisé éleveur de poulets afin de subsister avec sa femme juive, l’actrice Hilde Jary. Le cinéaste dirait plus tard qu’il avait trouvé ses collègues agriculteurs bien plus chaleureux que ceux de Hollywood… Continuer la lecture

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Atrophie programmée de l’intelligence

En marge des générateurs de textes biberonnés à l’intelligence artificielle, il existe au moins un site Internet qui se propose de produire de la poésie à la demande. Sous le nom de baptême OuPouCo, soit « Ouvroir de Poésie Combinatoire », l’engin accessible gratuitement a repris à son compte l’idée de Raymond Queneau (1903-1976) visant à créer cent mille milliards de poèmes à partir de combinaisons quasi-infinies. Dans ce cas précis, le site OuPouCo débite des poèmes sur l’étal en amalgamant des textes issus d’environ 4.500 sonnets du 19e siècle, selon un procédé élaboré par le laboratoire Lattice, émanation du CNRS. Une entité qui compte dans ses « structures associées » l’Université Sorbonne nouvelle ainsi que l’École normale supérieure. Et donc une fois sur la page, il suffit de donner un titre au poème en devenir et un nom d’auteur, pour que la machine crépite et émette un texte inédit. Si on veut aller plus loin, il est possible de définir une période, un auteur pour influencer le résultat (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé…) et d’agir sur un curseur allant de la rime « pauvre » à la rime « intense ». Continuer la lecture

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