Photographies de première classe

Il aimait les automobiles mais se faisait conduire par un chauffeur. Il était passionné de photographie documentaire mais préférait pour ce faire, employer un opérateur. Et même en voyage d’affaires, Albert Kahn (1860-1940) ne perdait pas le fil de sa vocation d’explorateur distingué. Lorsqu’il embarqua à l’été 1909 pour l’Argentine sur le König Friedrich August, il fit le voyage en première classe. Installé en seconde, son opérateur put aisément photographier les migrants qui s’entassaient en troisième. « Si les Mexicains descendent des Aztèques et les Péruviens des Incas, les Argentins descendent des bateaux » remarquait finement Octavio Paz dans un poème dont l’extrait est affiché dans le cadre de la dernière exposition organisée par le musée Albert Kahn. L’homme qui donna son nom à l’un des plus beaux jardins d’Île-de-France, n’aimait pas se faire photographier. Mais le 26 septembre 1909, lors de la seconde étape brésilienne, cour de la Torre Malakoff, il entra dans le champ de vision de l’objectif. Et sur cet autochrome extraordinaire, en raison du temps de pose, figure en transparence (ci-dessus), la silhouette fantomatique d’Albert Kahn, trésor supposé involontaire de sa photothèque. Continuer la lecture

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Toute la fantaisie de Vian pour l’amour de Colin et Chloé

“L’Écume des jours” (1947), “le plus poignant des romans d’amour contemporains” selon Raymond Queneau, est sans doute le récit le plus célèbre de Boris Vian (1920-1959). Passé inaperçu à sa sortie, son succès est venu plus tardivement et, bien tristement, après la mort même de son auteur. Il a fallu sa réédition dans les années 60 pour qu’il devienne le livre-culte que l’on sait, le classique que la majorité d’entre nous avons découvert, émerveillés, à l’adolescence et que les adolescents de ce siècle continuent d’apprécier. Ce roman contant l’amour merveilleux et tragique de deux jeunes gens, écrit par un auteur de tout juste 26 ans, semble empreint d’une jeunesse éternelle. Ses adaptations au cinéma (1) ne furent pourtant pas très heureuses, et l’opéra qu’en tira le compositeur Edison Denisov, en 1986, ne resta pas davantage dans les mémoires. Inadaptable, le chef-d’œuvre de Boris Vian ? La compagnie Les joues rouges nous prouve aujourd’hui que non. Et c’est sur la petite scène du Lucernaire que la joyeuse troupe nous entraîne dans l’univers fantasque et poétique de l’écrivain à la trompinette (2). Continuer la lecture

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Giovanni Bellini à l’écoute de ses pairs

« Et tâchez de faire ressemblant ». La remarque est naturellement apocryphe mais on peut imaginer le commanditaire disant quelque chose d’approchant lorsqu’il réclama un retable au peintre Giovanni Bellini (1435-1516). En l’occurrence il s’agissait de faire le portrait de Dieu, l’époque ne donnant guère le choix entre les anges, la Vierge, le Christ ou les apôtres. Personne n’avait jamais vu le chef mais il était entendu qu’il avait quelques cheveux blancs et une barbe assortie. Le retable aujourd’hui dispersé était censé représenter le baptême du Christ. Il ne reste ici que cette image du Père présentée au musée Jacquemart-André dans le cadre d’une exposition toujours en cours. Or Bellini se trouvait au carrefour de deux tendances picturales dans le domaine divin. La moderne  penchait pour un Éternel au milieu de nuées crépusculaires, la seconde se voulait plus sobre, plus byzantine, avec un Dieu à mi-corps. Finalement Bellini a choisi d’exécuter une synthèse, dont on peut voir un détail ci-dessus. Continuer la lecture

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Cercles concentriques

Pour ce qui était de l’éloquence, l’élégance ou l’esprit, la tâche avait été confiée à Voltaire. Au sujet de la métaphysique et de la théologie, on comptait deux soutanes, l’abbé Yvon et l’abbé Morellet. Question goût il y avait Montesquieu. Et enfin, concernant l’histoire de la philosophie on pouvait compter sur le chef, Diderot en personne. Lequel donna son nom à la toute première encyclopédie française qui vit le jour en 1751. Une histoire épique, relativement bien  connue, que racontait en l’occurrence une autre encyclopédie dans son édition de 1968: Universalis (ci-contre). Qui veut encore des encyclopédies? Même données à même le trottoir, elles trouvent difficilement preneur. Trente kilogrammes de connaissances que l’on peut retrouver dans un téléphone tenant dans la poche, cela peut effectivement faire réfléchir. Mais qui dira encore le plaisir d’en ouvrir un volume au hasard et de ressentir littéralement cette irradiation massive, concentrée, de tant d’expertises et de savoir. Il se trouve que cela fait environ cinq cents ans que le philosophe et humaniste Guillaume Budé (1467-1540 ), bien avant Diderot donc, donna la définition d’une encyclopédie sans pourtant en écrire le nom. Continuer la lecture

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Safari au pays d’Apollinaire

Dans l’un de ses calligrammes, Guillaume Apollinaire avait écrit qu’il était comme « enclos vivant » dans un miroir. Son nom entier figurait d’ailleurs au centre de l’image créée par des mots et figurant une glace ovoïde. Chaque année, c’est  en quelque sorte interprété comme une invitation par des chercheurs qui s’appliquent à explorer la jungle apollinarienne. Ces universitaires se réunissent à la fin de l’été dans la bourgade wallonne de Stavelot, en Belgique, afin de rendre compte de leurs travaux au cours de colloques légendaires, du moins pour les initiés. Celui de 2018 vient enfin d’être publié. Il était plus important que les autres puisque cent ans plus tôt, non seulement le poète polymathe disparaissait en pleine jeunesse mais 1918 fut aussi l’année où l’on publia « Calligrammes », un ensemble de poèmes s’étant affranchis de l’unique permission d’être lus longitudinalement, de haut en bas, couchés à plat sur une page blanche. Comme les protéines, leur forme déterminait leur fonction. Continuer la lecture

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Ken Domon, un pionnier de la photographie réaliste

Si Ken Domon (1909-1990) est l’un des photographes les plus connus de l’ère Shôva (1926-1989) au Japon, il est totalement méconnu en Europe. Jusqu’à ce jour, son œuvre n’a fait l’objet que de deux expositions en dehors de l’archipel : en Allemagne en 1990 et en Italie en 2016. C’est dire si la rétrospective qui lui est consacrée à la Maison de la culture du Japon à Paris, avec la présentation d’une centaine de photographies -une majorité en noir et blanc et quelques-unes en couleurs-, est un événement ! Comme le titre l’indique, Ken Domon est le maître du réalisme japonais. Ses photographies des années 30 aux années 70, période de son activité, témoignent majoritairement du quotidien des gens ordinaires durant des temps particulièrement troublés : le chaos de l’après-guerre, la reconstruction, les ravages de la bombe atomique, la pauvreté des régions minières sinistrées… Et ce sans verser dans le moindre misérabilisme. Des premiers clichés d’avant-guerre illustrant l’entraînement des cadets de la marine à Yokosuka à la série sur les temples, l’exposition englobe la totalité de la carrière de Ken Domon, révélant ainsi les multiples facettes d’une œuvre de toute beauté. Incontournable ! Continuer la lecture

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Viva Lorca

Coup de tonnerre dans le ciel franco-espagnol : «Poeta en Nueva York» («Poète à New York»), œuvre la plus mythique du mythique Federico Garcia Lorca (1898-1936), considérée comme son chef d’œuvre, vient de sortir dans une nouvelle édition bilingue. Deux universitaires, Zoraida Carandell et Carole Fillière, enseignantes aux universités de Nanterre et de Toulouse-Jean-Jaurès, signent cette nouvelle traduction remettant enfin en question la version officielle parue dans «La Pléiade» sous l’autorité de André Belamich en 1981. L’odyssée du manuscrit est l’une des plus mystérieuses de la littérature. L’essentiel de «Poeta en Nueva New York» date du séjour d’un Lorca de trente-et-un an à Columbia University, où il réside plusieurs mois entre 1929 et 1930. Aîné chéri d’une famille patricienne, Federico était alors ce poète, compositeur, pianiste, dramaturge et peintre célébré par l’avant-garde (dite «la génération de 27»), l’ami de Manuel de Falla, de Dali et de Buñuel. Continuer la lecture

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Flash back couleur et ralenti

Le jeune homme est bien habillé. Il porte même un nœud papillon sur sa chemise claire. Il n’a pas de manteau et si le ciel est gris, la température semble clémente. Nous sommes en 1902  dans une rue de Aarhus au Danemark, une cité en bord de mer qui fait face à la Suède, mais on ne voit ni la mer ni la Suède. Le cinéma n’a que sept ans. Pourtant quelqu’un a planté sa caméra sur un trottoir et filme les passants de la rue Saint-Clément. Le procédé cinématographique est tellement récent que personne ne fait attention au cameraman. Celui-là même que l’on aurait pu voir s’il y avait eu un miroir quelque part devant. Dans l’indifférence générale, il n’y a que ce jeune homme qui regarde l’objectif. Cet instant est vertigineux. Comme si lui seul comprenait l’enjeu. Comme si lui seul voyait bien mieux que les autres tout un univers dont la portée se profilait à travers un appareil pour le moins inédit.  Le jeune homme se retourne comme pour vérifier s’il est est vraiment le seul à saisir l’importance du moment. Il en a l’air interloqué bien que cette interprétation soit subjective. Continuer la lecture

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Petits pois

Mû par la convivialité, la provocation ou la démagogie (il pratiquait couramment ces trois exercices), Jacques Chirac révéla un beau jour son engouement pour la tête de veau. La tête de veau, voilà un mets France profonde. On pourrait aller jusqu’à dire fraternel et républicain. Il regretta cet aveu. Car, pour lui complaire, à chacun de ses déplacements dans nos belles régions, les officiels mirent ce plat au menu du repas d’accueil. Tant et si bien qu’après la saturation vint la lassitude, puis l’exécration. À la fin, il ne pouvait plus la voir en peinture…. Mais le mal était fait, les courtisans étaient lancés. Continuer la lecture

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La conjonction des cloaques

Quand son horloge interne se met à carillonner un air à la Westminster, le lézard comprend que l’heure de la reproduction est arrivée. Tandis que sa peau se fait séduisante, plus brillante que d’habitude, il part à la recherche d’un emplacement favorable à l’accouplement. Cette catégorie de reptile fait les choses dans l’ordre. Après qu’il a repéré son amante, il doit livrer un combat contre un ou plusieurs concurrents, dans une ambiance à la « Mad Max ». L’intensité varie selon les genres (gekkos, agames, iguanes, lézards « vrais ») mais le principe du combat est intangible. Et le gagnant ne perd pas son temps. Il immobilise ensuite sa dulcinée à l’aide de ses mâchoires ou avec ses pattes postérieures si elle se trouve sur le dos. Puis modifiant la courbe de son corps, il accole son cloaque à celui de la dame lézard et verrouille la jonction. Puis, au moyen d’un double appendice érectile, il conclut l’affaire avec intensité, comme s’il était le dernier de l’espèce. Si elle survit à l’assaut, la femelle s’en ira pondre ses œufs, sachant que dans le cas des ovovivipares, ils éclosent directement à la sortie. Pour le trachysaure australien la naissance est unique et le bébé fait déjà la moitié de la taille de ses parents. Continuer la lecture

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