Nancy derrière le brisoir

D’une certaine façon, Louis Aragon a tenté de se suicider deux fois. D’une part en réel à Venise mais l’opération fit long feu, d’autre part en publiant un recueil poétique, modèle extrême d’auto-démolition, chez Gallimard en 1929. Il y a cinquante ans précisément, en 1973, l’homme quelque peu âgé qu’il était devenu avait écrit une sorte de post-scriptum à son œuvre. Concernant « La grande gaîté », le fameux recueil joliment maquetté en rouge et noir, c’était plutôt une forme d’addendum qu’il inséra sous le titre « Tout ne finit pas par des chansons ». Mais le livre que l’on trouve facilement en rayon chez Gallimard est encadré dès le début par une longue préface de Marie-Thérèse Eychart qui apporte ainsi une mise en contexte historique indispensable. Et donc à la fin par l’auteur lui-même, lequel donne en quelque sorte sa version des faits. Il s’agit d’un ouvrage où la poésie telle que la pourraient concevoir les esprits les plus larges, est quasi absente: pas plus d’étoiles à rallumer que de pinsons sur les branches. Cette « Grande Gaîté » procède surtout d’un « jeu de massacre » ainsi que l’écrit assez justement Marie-Thérèse Eychart. Le cœur du sujet est fait d’une histoire sentimentale durant l’entre-deux guerres et si violente qu’elle amena plus tard Aragon à écrire qu’il avait dû « porter le mot amour et le reste au brisoir ». Continuer la lecture

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Gastrologie

Pour son film, sorti en novembre 2023, « La passion de Dodin-Bouffant », Trân Anh Hung a sorti du purgatoire le roman éponyme de Marcel Rouff (1877-1936). Selon la coutume, le scénario malmène notablement l’intrigue initiale, passant à côté du principal. Dans son œuvre, publiée en 1924, l’auteur entendait composer une ode à la cuisine bourgeoise française, préoccupation éclipsée par le récent conflit mondial. Ami et collaborateur de Curnonsky, tous deux fondateurs de l’Académie des Gastronomes (1924-1981), bien que genevois, il était l’homme de la situation. Il la célébrait «légère, fine, savante et noble, harmonieuse et nette, claire et logique». En l’opposant, avec une germanophobie évidente, à celle d’outre-Rhin, «lourde, épaisse et massive, comme la littérature et l’art allemands». Dame, la fin de la guerre n’était pas si loin. Ainsi, dans la narration qu’il va dérouler, prend il soin d’émailler son texte d’appellations détaillées de plats emblématiques de notre art culinaire. Son personnage principal, Dodin-Bouffant, est un magistrat ayant pris sa retraite dans la commune de Belley. Décrit comme «gras, avec dignité et élégance», notable raffiné et érudit, les esthètes le considèrent comme un arbitre des saveurs et du bon goût. Continuer la lecture

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Au pays du vin frémissant

C’était un peu la mode alors pourquoi y déroger. Dans son jardin à l’anglaise, Charles Perrier avait fait édifier des serres à l’intérieur desquelles poussaient des orchidées, des ananas, des orangers. Pour le bâtiment disons que l’on avait fait grand genre et même grand siècle. Achevé en 1857, il avait un petit côté Versailles, aspect toujours frappant lorsque l’on se trouve devant. À Épernay, il est à la fois le château Perrier et le Musée du vin de Champagne et d’archéologie régionale. Et donc il se visite, actuellement dans le cadre d’une petite exposition temporaire sur les collections chics, car en plus de chérir les plantes exotiques et de cultiver la vigne, on aimait aussi assembler les trésors venus parfois d’extrême-orient. Mais cette exposition intitulée « Goûter le monde, le banquet des merveilles » (jusqu’au 11 décembre) n’est pas ce qui surprend d’emblée le visiteur venu de Paris. L’étonnement vient d’ailleurs. De cette avenue de Champagne où l’on vante avec raison cette boisson unique sachant dissoudre en quelques secondes tout type de vague à l’âme. Continuer la lecture

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Les mystères de la civilisation époustouflante de Sanxingdui

Attachez votre ceinture, retenez votre souffle ! Hong Kong vous invite à un voyage spectaculaire. Il ne s’agit plus d’atterrir à pic, à l’aéroport de Kai Tak (fermé en 1998), en frôlant les toits avant de plonger sur le tarmac, mais de remonter le temps de près de 4500 ans. Ces jours-ci, et jusqu’au 8 janvier 2024, l’imposant et tout jeune Hong Kong Palace Museum -ouvert au public depuis le 3 juillet 2022- vous invite à rencontrer la fascinante et mystérieuse civilisation Sanxingdui. Culture majeure de la Chine néolithique, datant de 2050 à 1250 ans avant Jésus Christ, celle-ci n’a pourtant été découverte qu’en 1986. Cette population du Sangxingdui, incroyablement avancée pour son époque, vivait jadis au cœur de la province du Sichuan, dans la plaine de Chengdu, plus précisément dans l’actuelle banlieue ouest de la «ville district» de Guanghan.  Pourquoi ce rendez-vous est-il incontournable pour tout chasseur au trésor du « Port au Parfum » ? Au-delà des 120 objets anciens en bronze, en or et de jade présentés au public hongkongais, l’exposition est le fruit de l’une des découvertes du vingtième siècle les plus extraordinaires et les plus étonnantes concernant l’âge néolithique. Continuer la lecture

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Rêves de Snark en deux langues

Pour charmer le Snark, il est possible de brandir face à lui une « action de chemin de fer » ou encore des « sourires et du savon ». Mélange probable de snake (serpent) et de shark (requin), le Snark est un être imaginaire créé par Lewis Carroll (1832-1898), l’auteur fameux de « Alice au pays des merveilles ». Mais alors que de la première histoire il est possible de s’extraire, il n’y pas pas d’échappatoire possible lorsque l’on se lance imprudemment dans la chasse au Snark. C’est un monde clos. C’en est même troublant, sauf qu’il est toujours possible de refermer le livre magnifiquement réédité en deux langues chez Seghers. Celui que traduisit Louis Aragon (1897-1982) et qui sera publié en 1929 chez la patronne de The Hours Press, Nancy Cunard. Cette chasse au Snark se révèle un concentré de personnalités puisque outre Carroll, Aragon et Cunard, elle est commentée en fin de parcours par trois spécialistes. Dont les propos ne sont pas de trop pour éclairer le sujet, ce qui en l’occurrence, goûteux paradoxe, ne fait qu’ajouter de la nuit à la nuit, du songe au songe, du cauchemar au cauchemar. Continuer la lecture

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Un livre inconvénient

Disons d’abord que ce livre évoquant l’horreur humaine est un fort bel objet de la collection Blanche de Gallimard. On le tient bien en main, il pèse son poids, riche de 350 pages et de photos sur papier épais, qu’on feuillette d’emblée comme un livre d’art. Et puis le titre, «Un endroit inconvénient», un bien beau titre, innovant, dérangeant, que l’auteur Jonathan Littell a emprunté à un spécialiste de la mémoire ukrainien désignant Babi Yar, haut lieu de massacre nazi, comme «un lieu inconvénient». On connait la hantise, l’obsession de l’ancien prix Goncourt vis-à-vis de l’indicible et de l’inimaginable, lui qui avait déjà évoqué cet épisode majeur de la Shoah dans «Les Bienveillantes» (2006, 1387 pages). Obsession qui renvoie au travail de mémoire, bien sûr. Le livre s’ouvre sur cette citation de Georges Perec dans son livre sur Ellis Island, l’île newyorkaise où débarquaient les immigrés durant la première moitié du vingtième siècle : «Le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.» Le site est fermé depuis 1954, Perec s’y rend en 1979 avec un photographe. Étrange référence, car Ellis Island est un lieu bien moins «inconvénient» que Babi Yar (Babyn Yar en ukrainien). Mais leur démarche est bien la même. Continuer la lecture

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Éphémérides

Dans nos riantes contrées d’Europe, il semblerait que ce soit l’Église apostolique et romaine qui ait commencé à accoler une attribution aux différents jours du calendrier. Au fur et à mesure, celui-ci s’est enrichi de noms de saints, en plus des dates carillonnées, si bien qu’il y en eu un pour chacun d’eux. Le Concile de Trente (1545-1563) invita les parents à y choisir le prénom de tout nouveau-né, avant son baptême. Nonobstant la séparation de l’Église et de l’État, le calendrier du facteur, émanation de la légitimité républicaine, continue d’en tenir compte. Il ajoute les manifestations nationales, avec drapeaux, dépôt de gerbes et vin d’honneur à l’Hôtel de ville : 11 novembre (la victoire), 8 mai (l’armistice), 27 avril (les déportés), 10 mai (les esclaves). Seules les personnes atteintes d’Alzheimer sont dispensées du devoir de mémoire. Viennent ensuite les réjouissances programmées  comme le 14 juillet, la fête des mères le dernier dimanche de mai (grâce au gouvernement de Vichy), la fête des voisins le 31 du même mois, pour le vivre ensemble, la fête des pères à l’initiative des briquets Flaminaire, le troisième dimanche de juin, ou la fête de la musique le 21 juin, pour le pire et le meilleur. Continuer la lecture

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À nos chères brasseries disparues

Il fut une époque où l’on pouvait commander un chinois et le déguster au comptoir. Évidemment la chose ne dit plus rien à personne. Il s’agissait d’une petite orange verte confite dans un verre d’eau-de-vie. Chez la mère Moreau, établissement situé 4 place de l’École dans le premier arrondissement, on pouvait aussi y déguster un « tremblement de terre » portant le nom de la patronne. Selon un texte de Georges de Wissant paru en 1928 dans un ouvrage ô combien sérieux intitulé « Cafés et cabarets », cette boisson était composé de pas moins de « neuf liqueurs superposées depuis le rhum, le kirsch etc., jusqu’à la fleur d’oranger », le tout servi dans « des petits verres analogues à de minuscules flûtes de champagne ». Et d’après Régis Gignoux, dans une édition du Figaro de 1913, « c’était un gros commerce paisible » fait pour « de vieux clients maniaques, des cochers, des fardiers,et ces acheteurs aux halles qui ont besoin, dans la matinée, de réconforter avec un peu d’alcool doux leur estomac surmené par la consommation de la nuit ». Mais au 19e siècle l’endroit était encore fréquenté par celui qui fut Président de la République Sadi Carnot, ou encore l’artiste Sarah Bernhardt. Le débit de prunes de la mère Moreau avait quelques histoires à raconter, ce dont ne s’est pas privé Gilles Picq, auteur d’un volumineux et passionnant ouvrage sur la question des brasseries parisiennes, attendu en librairies le 17 novembre. Continuer la lecture

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Focus sur l’estampe au Petit Palais

La chose est peu connue : l’estampe tient une place de premier rang dans les collections du Petit Palais. Pour son exposition de rentrée, l’institution a ainsi tenu à rendre hommage à son cabinet d’arts graphiques en sortant des réserves des œuvres qui, par leur fragilité, ne peuvent être exposées de manière permanente à la lumière, contrairement aux peintures et sculptures. Parmi les 20.000 estampes que compte la collection d’arts graphiques, l’exposition “Trésors en noir & blanc” nous dévoile près de 200 de ses plus belles pièces, signées des grands maîtres de l’estampe : Dürer (ci-contre), Callot, Rembrandt, Goya… L’inauguration du musée de l’Estampe moderne en 1908 au sein du Petit Palais a, par ailleurs, permis d’y faire entrer l’estampe contemporaine. C’est donc un véritable panorama de l’histoire de l’estampe qui s’offre à notre regard, depuis la Renaissance jusqu’au début du XXe siècle, un panorama à la fois technique, stylistique et iconographique qui permet également de comprendre le processus créatif et ses différentes techniques : la gravure sur bois, l’eau-forte, le burin, la lithographie… Présentées dans une scénographie aussi limpide que didactique, ces œuvres d’une remarquable délicatesse font de ce focus sur l’estampe un réel enchantement. Continuer la lecture

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Les signaux juste devant les yeux

Ayant obtenu une interview avec Hitler à l’orée des années trente, la journaliste américaine Dorothy Thompson pensait qu’elle allait rencontrer « un futur dictateur »: elle était perspicace. Or il se présenta tellement peu à son avantage (si l’on peut dire) durant l’heure d’entretien qu’il lui avait accordée, qu’elle était repartie avec l’idée que jamais il n’arriverait au pouvoir. Le documentaire « Avant la catastrophe », diffusé en replay sur la chaîne LCP, démontre à quel point l’ampleur du phénomène destructeur en cours n’était pas mesuré dans toute sa gravité. Comme il était prononcé souvent et en substance, au moment où Hitler décroche enfin le poste de chancelier en 1933, on n’avait qu’à « l’essayer », on verrait bien. Il faut dire que le documentaire de Jean Bulot, réalisé en 2022, pose bien à plat le contexte sur la table, un terreau tellement riche que toutes les mauvaises herbes y trouvèrent le compost à leur goût. Quarante pour cent de chômage et des emplois le plus souvent occupés par des femmes parce qu’elles coûtaient moins cher. Une population humiliée à laquelle Hitler savait balancer des slogans populistes tels que « Allemands, vous n’avez rien d’autre à perdre que vos chaînes ». Continuer la lecture

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