Une grand-mère bien-aimée

À quatre-vingt-dix ans, en 2018, ayant pensé entreprendre ses mémoires, Robert Badinter choisit de publier un livre au nom mystérieux: sur la couverture, sous la photo d’un visage de femme nimbé d’un halo, un mot s’inscrit en lettres rouges: IDISS. Un mot. Un seul mot. Un mot à la consonance étrange, inconnue, exotique. Dès le livre ouvert, nous sommes plongés dans un conte: «Avant la guerre, au temps de mon enfance, tous les vendredis, quand tombait la nuit, ma grand-mère Idiss allumait les bougies pour dire les prières du Shabbat.» Les autres membres de cet appartement bourgeois parisien vaquent à leurs occupations. Sauf un petit garçon qui guette sa grand-mère et s’approche. Elle aperçoit son reflet dans le miroir et le prend dans ses bras. Suivent d’autres noms mystérieux: «Idiss, ma grand-mère maternelle, était née en 1863 dans le Yiddishland, à la frontière occidentale de l’empire russe.» Plus de onze millions de juifs vivaient alors dans la misère des shtetels en Bessarabie, vaste région aux frontières vagues, s’étendant des pays Baltes à la mer Noire et de l’Empire allemand jusqu’à la Russie, tour à tour ottomane, russe, roumaine, soviétique, aujourd’hui moldave. Continuer la lecture

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L’œil militant de Tina Modotti

Sur la bannière qui borne le Musée du Jeu de Paume, on peut voir le profil parfait de cette femme mexicaine qui marche droit devant elle, sans sembler dévier de son axe. La photographie a été prise en 1928 par Tina Modotti, une femme qui a failli tomber dans l’oubli après son décès brutal en 1942. Le poète Pablo Neruda (1904-1973) avait justement écrit un jour à son propos: « Lorsque je veux me souvenir de Tina Modotti, je dois faire un effort, comme s’il s’agissait d’attraper une poignée de brouillard. Fragile, presque invisible. L’ai-je connue ou ne l’ai-je pas connue? » Militante communiste et photographe, elle avait dans les deux cas la foi chevillée au corps. Au point de laisser tomber la photo pour mieux se consacrer à ses engagements politiques. Au musée du Jeu de Paume, ses petits tirages souffrent de la grandeur des lieux et des reflets du verre qui altèrent le confort visuel. Et finalement, le mieux est de se procurer un album, récent ou ancien. On peut ainsi prendre son temps, sans patienter derrière le visiteur qui vous précède, et sans sentir la pression de celui qui regarde sa montre dans votre dos. L’exposition néanmoins remarquable semble rencontrer le succès, au moins en ces premiers jours suivant l’inauguration. Continuer la lecture

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Alicante, Vamos à la playa

Alicante, située sur la Costa Blanca au sud-est de l’Espagne, a tout pour faire rêver. Du soleil en XXL, un quartier historique plein de charme, des rues animées, de bons restaurants de poisson et bars à tapas… et des plages en plein centre-ville. De grandes plages de sable blond qui attirent de nombreux touristes. Devant tant d’attraits, on a tendance à oublier que la ville est aussi un lieu de mémoire. Et non des moindres. Alicante a été l’un des derniers bastions républicains de la Guerre civile espagnole. Et ses plages ont été, il y a 85 ans, un lieu d’espoir. C’est là que des milliers de réfugiés fuyant l’arrivée des troupes franquistes attendaient les bateaux français et britanniques qui devaient leur permettre de fuir. Sitôt le pied posé à Alicante, le visiteur a droit à un accueil maritime et ensoleillé charmant. En moins de 20 minutes, le bus-navette de l’aéroport dépose ses passagers sur l’emblématique place d’Espagne, une magnifique promenade ombragée par d’immenses palmiers et pavée de plaques de marbre de différentes couleurs. À ses pieds, la mer et les plages que la promenade borde sur des kilomètres. Continuer la lecture

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Cieux soufrés

En orangeant ses cieux à outrance ou en les teintant plus délicatement comme ci-contre dans cette vue de Leeds, William Turner (1775-1851), ne cherchait pas particulièrement à se distinguer. Il n’aurait fait que recopier la nature. Surtout à partir de 1815 lorsque les gaz soufrés émis en quantités gigantesques par l’entrée en éruption du volcan indonésien Tambora ont été disséminés à travers le monde entier, faisant plusieurs fois le tour du globe. Cette passionnante hypothèse est émise dans le documentaire que diffusera Arte dès le 2 mars. Elle s’appuie notamment sur une étude publiée en 2014 par l’Union européenne des géosciences et reprise par l’Agence France Presse. D’où il ressortait également que les paysages peints par Edgar Degas (1834-1917) avaient été affectés dès 1883 par l’éruption cataclysmique d’un autre volcan indonésien, le Krakatoa. La pollution d’une façon générale, autorise la belle peinture. On peut le constater notamment dans nombre d’œuvres de Claude Monet (1840-1926), avec la prise en compte par son pinceau, de la fumée sortant des cheminées d’usines ou des locomotives de Saint-Lazare. Cela est également vrai pour la photographie: rien de plus barbant qu’un ciel bleu. Continuer la lecture

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Récit d’un avortement clandestin dans les années 60

“Des milliers de filles ont monté un escalier, frappé à une porte derrière laquelle il y avait une femme dont elle ne savait rien, à qui elles allaient abandonner leur sexe et leur ventre. Et cette femme, la seule personne alors capable de faire passer le malheur, ouvrait la porte, en tablier et en pantoufles à pois, un torchon à la main…” Maintes fois représentée, en littérature ou au cinéma, cette évocation lugubre d’un avortement clandestin n’a pourtant rien d’une fiction. Elle appartient bien à notre histoire collective, et a hanté des générations de jeunes filles, terrorisées à l’idée de tomber enceinte avant le mariage. Jusqu’à ce 17 janvier 1975 où, en France, la loi sur l’interruption volontaire de grossesse a été promulguée. Autant dire, hier. Un droit encore fragile, il ne faut pas l’oublier. Ces mots que l’on peut actuellement entendre sur la scène du Théâtre de l’Atelier, à Paris, sont d’Annie Ernaux, extraits de son récit autobiographique “L’Événement” (2000). L’écrivaine y relate trois mois marquants de son existence, d’octobre 1963 à janvier 1964, lorsque jeune étudiante, apprenant une grossesse non désirée, elle n’eut d’autre choix que de s’adresser, dans le plus grand secret et au péril de sa vie, à une “faiseuse d’anges”. Continuer la lecture

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Sur le pas de tir de l’innocence présumée

À vrai dire, depuis huit siècles, les fonts baptismaux du grand Saint-Louis ne sont plus indemnes. Au sein de la Collégiale de Poissy (Yvelines) protégés par une grille et reliés par une barre de fer, ils évoquent plutôt et soit dit sans méchanceté, un reliquat de chantier oublié. C’est là ce 25 avril 1214, que l’on a baptisé Louis IX alias Saint-Louis, chaînon tout à fait remarquable de la famille des capétiens. Lui qui théoriserait une fois mûr, ce qui allait devenir la présomption d’innocence, entre autres éléments de modernisation du droit. Et à bien regarder cette vasque, ce qui est une façon de parler tellement cette collégiale est sombre, l’histoire de Saint-Louis contient bien des références à nos actualités plus ou moins récentes. Et pas seulement pour la présomption d’innocence dont il publia une base en 1256. Via une grande ordonnance qui postulait que « Nul ne sera privé de son droit sans faute reconnue et sans procès « . Continuer la lecture

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De l’urgence de la sobriété

“Demain est annulé” affiche, pour sa nouvelle exposition, la Fondation groupe EDF. Les trois mots de cette sentence pour le moins pessimiste, écrits en lettres capitales, sont heureusement barrés en leur partie supérieure. On reconnaît là le style de Rero, le graffeur aux messages énigmatiques. En dessous, trois petits carrés, tels des points de suspension, viennent compléter l’axiome et, plus bas, un sous-titre à l’exposition, plus explicite : “de l’art et des regards sur la sobriété.” Comme à son habitude, l’activiste de rue ambitionne d’affirmer par la négation, de clamer l’inverse de ce qui est écrit. Demain n’est donc pas annulé si nous prenons conscience de la fragilité de notre planète et considérons que l’inaction n’est plus envisageable, tel est le message. Pour ce faire, la Fondation a réuni une vingtaine d’artistes et de scientifiques. Devant l’amer constat d’une planète en décrépitude, ceux-ci nous amènent à explorer quelques-uns des chemins menant vers un monde durablement vivable. Continuer la lecture

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Éternelle alchimie

Les critiques adressées à l’alchimie n’ont jamais manqué, y compris les condamnations officielles survenues tout au long de l’histoire. De celles qui ne voyaient en elle que l’œuvre de faussaires à celles qui contestaient son efficacité (le médecin Avicenne, les philosophes des Lumières). Wikipedia nous dit : “Le Grand Œuvre est, en alchimie, la réalisation de la Pierre philosophale, de la Pierre philosophale en poudre, dite “poudre de projection”, ou de l’élixir philosophal, teinture active aux mêmes propriétés que la Pierre. Cette pierre ou cet agent est vu comme capable de transmuter les métaux, de guérison infaillible (panacée) et d’apporter l’immortalité.” Comme l’a montré dès 1956 Mircea Eliade, l’idée de la transmutation des métaux n’est pas nouvelle. Elle s’enracine dans le temps des premiers forgerons, plus de 1000 ans avant notre ère, dans les montagnes d’Arménie et dans des îles de ce qui ne s’appelait pas encore la Grèce. Empreints d’une vision sexualisée d’une terre qui accouchait des métaux, ces artisans cherchaient à leur manière à reproduire et à accélérer le même processus de transformation de la matière métallique vers plus de perfection. Continuer la lecture

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Parapluie antique

Pour bien voir une sculpture double-face, ce n’est pas simple. Soit on prend une face comme parti pris en ignorant l’autre, soit on se positionne de côté ou de trois-quarts. La vue restera toujours imparfaite. Ce beau visage ci-contre en cache donc un autre mais on l’admire quand même. Il date de trois siècles avant notre ère et représente en format biface Hermès, divinité tellement polyvalente (messager des dieux, inventeur des poids et mesures…) qu’aujourd’hui encore il continuerait de produire à ce que l’on dit, des sacs à main, parfums et autres produits de luxe. Cet Hermès ci-dessus, divinité de l’Olympe, a été retrouvé du côté de Marseille, dans une région si ancienne qu’elle regorge et dégorge des antiquités presque à chaque fois que l’on y creuse un trou. Ce bel Hermès donc et pour finir, ne manquera pas, par son esthétisme raffiné, de surprendre le visiteur du Musée d’Histoire de Marseille qui se trouve à proximité du Vieux Port et quasiment sur un espace du port antique. D’une façon générale, tous les motifs sont bons pour entrer au musée. Ce jour-là il pleuvait beaucoup, la ville ruisselait par toutes ses rues et toutes ses rigoles, au point que les magasins commençaient à manquer de parapluies. Et il est toujours agréable de jumeler trois activités pas forcément compatibles, s’abriter, se sécher et se cultiver. Continuer la lecture

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Duettistes

Les bruits de la détestation entre Voltaire et Rousseau ont traversé près de trois siècles. Les spécialistes la datent du 8 août 1756, dans les suites d’un tremblement de terre à Lisbonne. Du drame naît entre eux une controverse sur la nature du mal. Mais elle était en genèse dans un incident antérieur, une manifestation banale dans le monde des lettres, la susceptibilité d’auteur. Remontons en février 1745. Ayant atteint la quarantaine, Voltaire est un dramaturge célèbre. Dans le cadre du mariage entre le Dauphin, fils de Louis XV et l’infante Marie-Thérèse d’Espagne, il a reçu commande d’une comédie ballet, sur une musique de Rameau. Intitulée « La princesse de Navarre », elle rencontre un grand succès. Trois mois plus tard, à l’occasion de la victoire de Fontenoy, l’idée vient au duc de Richelieu de produire une version allégée de la pièce. Voltaire n’a ni le temps, ni l’envie de s’y coller. Le duc, alors, dégotte un jeune homme tentant de faire carrière dans la composition musicale, nommé Jean-Jacques Rousseau. Lequel prend soin, avant de se mettre à l’ouvrage, d’adresser à l’auteur une demande d’autorisation pleine de déférence. La réponse est certes positive, mais d’une cordialité de façade. Continuer la lecture

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