Les lieux d’un écrivain

Comment mieux évoquer Georges Perec qu’en se rendant sur quatre lieux qui furent essentiels dans sa vie et son œuvre? Écrivain inclassable entre tous, disparu à quarante-six ans, n’est-ce pas lui qui entreprit en 1969 une œuvre bien mystérieuse appelée «Lieux»? «Sur les lieux de Georges Perec» est la belle idée de Claire Zalc, «historienne des migrations et des persécutions» comme elle se définit, qui vient de consacrer sur France Culture à l’écrivain oulipien (1) une série de quatre émissions: «Rue Vilin», «Le moulin d’Andé», «Ellis Island», «Lubartow». Elle s’en explique: «Être né quelque part, être né autre part, les lieux sont des marqueurs, des stigmates parfois. Or au cours de mes enquêtes, je ne cesse de croiser Georges Perec, fils d’émigrés juifs polonais réfugiés en France, orphelin de la Shoah.» Voilà, c’est dit. Et cela explique sûrement l’émotion profonde qui nous saisit à l’écoute de toutes ces voix apportant leur témoignage rythmé par la musique, à commencer par le piano de Schubert et de Schumann… Continuer la lecture

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Preuve par l’œuf

Objectivement, l’œuf-mayo constitue un barbarisme diététique. Affichant plus de 160 calories aux 100g, certes dépourvu de glucides, mais dégoulinant de lipides, il fait froncer le sourcil du nutritionniste le moins sourcilleux. La plupart des brasseries le traitent en scélératesse: jaune sec et sur-cuit, mayonnaise industrielle, et le flanquent d’une pathétique feuille de laitue aux abords de la flétrissure. Tant et si bien qu’il s’en est allé de l’offre des menus, frappé de ringardise. Conscient du risque de disparition de ce fleuron du répertoire gastronomique, le journaliste Claude Lebey (1) a parrainé, en 1987, une association de sauvegarde de l’œuf mayonnaise: afin de promouvoir et préserver ce patrimoine culinaire français. Curieusement, si on trouve, dans le Guide d’Auguste Escoffier (1903) des œufs durs couverts de béchamel ou de sauce Mornay, il ne répertorie aucune association avec la mayonnaise. En revanche, un nommé Antoine Bautté, cuisinier cosmopolite, dans un traité intitulé «Mille manières de préparer les œufs (1906)», les envisage, curieusement affublés d’anchois, de câpres, d’olives, de lamelles de betterave, dressés sur des croûtons. Mais il faudra attendre les années 1920 pour le voir apparaître dans les propositions des bistrots ou des bouillons, en alternative au hareng pommes à l’huile. Un plat populaire et peu coûteux. Continuer la lecture

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Picasso in extenso

Quelques luthiers ont possiblement dû s’étrangler depuis les années vingt face aux deux guitares assemblées par Picasso, actuellement visibles au sein du musée parisien. Comme sur celle achevée en 1926, les matériaux utilisés sont la toile, les clous, les pitons. Nous sommes loin des fins bois d’érable, d’épicéa ou encore l’acajou dont on se sert afin d’assembler une guitare en vrai. Il nous est précisé que l’utilisation des clous peut en l’occurrence rappeler les poupées votives Kongo Nkisi Nkondi (bassin du Congo ndlr) dont le style intéressait les surréalistes en général et Picasso en particulier. Dans la seconde guitare que l’on ne voit pas ici, l’artiste a aussi utilisé de la corde, une serpillère et du papier journal. Louis Aragon parlera à ce sujet de « vrais déchets de la vie humaine, quelque chose de pauvre, de sale, de méprisé ». La recherche du beau n’était il est vrai, pas particulièrement parmi les objectifs poursuivis par l’une des grandes figures de proue du cubisme. En 1905 déjà, Guillaume Apollinaire avait écrit à son propos que « plus que tous les poètes, les sculpteurs et les autres peintres, cet Espagnol nous meurtrit comme un froid bref ». Implacable commentaire qui allait droit au but, valable y compris des années après. L’art révolutionnaire en cours n’était pas fait pour plaire mais pour atteindre, tel un strike sur un groupe de quilles de bowling. Continuer la lecture

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La vocation comme pouvoir artistique

Il y a tout juste 50 ans, le label RCA publiait « Rock and Roll animal », un disque du compositeur et interprète américain Lou Reed (1942-2013). Et il se trouve que sur cet album live où deux guitaristes électrocutaient les auditeurs de riffs croisés, l’auteur évoquait sa vocation à travers les lignes d’une chanson intitulée tout simplement « Rock and Roll ». Un texte qui raconte deux histoires équivalentes. L’une fait allusion à l’une de ses amies d’enfance qui vit sa vie changée par la découverte à la radio, de musique rock. Et Lou Reed a indiqué que cette chanson parlait aussi de lui. Que celui qui était encore un jeune homme tyrannisé par les soins psychiatriques en raison de son homosexualité et désappointé par le décor d’une société qui ne lui correspondait pas, entendit également du rock à la radio. Sans cela, « il n’aurait pas su qu’il y avait de la vie sur (la) planète ». Un appel d’air qui en fit l’un des artistes pop les plus marquants du 20e siècle. Malraux avait dit, non pas à propos de Lou Reed (pas exactement sa tasse de thé, le pauvre), mais à propos de la vocation artistique, qu’elle ne « naissait pas de l’émotion éprouvée devant un spectacle, mais devant un pouvoir ». Continuer la lecture

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La longue longue théorie des tabous

L’avertissement est net quoique légèrement étêté: emprunter ce ponton polynésien est « tabou ». Que se passerait-il si l’on tentait malgré tout d’y cheminer, la conséquence n’est pas précisée. Il n’est écrit que « tabu », dans une orthographe locale. Au bout du ponton on ne  devine qu’une île, quelques voiliers, un ciel azuréen, mais pas l’enfer. L’avertissement est assurément moins net qu’un « défense d’uriner sous peine d’amende ».  On peut donc supposer que le ponton est simplement privé et qu’il n’est pas ouvert à la promenade. D’ailleurs vu du bord ou vingt mètres plus loin, le panorama est globalement le même. Pourquoi risquerait-on dès lors de se fâcher avec le propriétaire d’une si mince passerelle. Le tabou, comme l’interdit, est un vocable dont les attendus sont hautement variables avec le temps. Il est progressif ou régressif avec des périodes de calme entre les deux. Cette semaine nous avons eu un Premier ministre qui, à propos de la mort, publiait sur son compte Twitter, ou « X » comme on voudra, que la mort ne pouvait être un sujet « tabou et silencieux ». Car l’idée de mettre fin légalement à ses jours, dans les cas dûment désespérés est maintenant inscrit dans la météo parlementaire. Les Belges ou les Suisses nous avaient sur ce point devancés, inventant respectivement quelque chose comme la frite ou la fondue létales.
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Sciences Po

Point n’est besoin de convoquer Aristote, pour comprendre le sens de l’expression société civile. Elle constitue l’antonyme de classe politicienne où se regroupe le monde des élus. A l’annonce de la composition de tout nouveau gouvernement, les commentateurs s’appliquent à y dénombrer les «ministres issus de la société civile». Leur légitimité repose sur un concept qui n’est pas absolu: une personne ayant réussi dans un quelconque domaine de la vie professionnelle est apte à diriger un ministère. À la condition que les instances de l’exécutif y trouvent un intérêt. Ce peut être pour des raisons techniques, des questions d’image ou d’ opportunités. Le ministre issu de la société civile se retrouve propulsé a son poste, dans la liesse d’une victoire électorale, sans jamais avoir affronté préalablement le suffrage universel, ni le grand jury de l’ENA (1). Sa caractéristique principale: il est sans étiquette. Ce type de personnage n’est pas récent. On croise déjà un Joseph Honoré Ricard, en 1920, sous la présidence d’Alexandre Millerand, passé d’ingénieur agronome à Ministre de l’Agriculture. Il possédait d’incontestables compétences techniques et une parfaite connaissance de la paysannerie. Continuer la lecture

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Gais pique-niques

A priori un pique-nique n’est pas censé dégénérer en partie fine. Lorsqu’ils ont vu cette œuvre de Manet achevée en 1863, certains ont cru y voir une forme d’obscénité, allant jusqu’à penser que ce déjeuner sur l’herbe représentait deux dandys accompagnés de deux prostituées. Ce qui fit sourire Manet qui donna en conséquence le surnom « partie carrée » à l’une de ses peintures les plus célèbres. Certaines époques sont pudibondes et la liberté n’y a pas bonne presse. En tout cas voilà que s’approche la saison des pique-niques et c’est l’occasion de constater, comme une fameuse photo de Man Ray réunissant quelques amis à Mougins durant l’été 1937, que le repas en plein air, n’a pas d’autre objectif que de passer un bon moment. Nombre de déjeuners sont occasionnés par nombre de motivations qui ne peuvent pas être transposées sur une nappe à carreaux posée sur le gazon, voire autour d’une table pliante au bord de la nationale 7 avec le capot de la Peugeot ouvert afin d’aérer le moteur. Il suffit en effet d’y réfléchir d’un peu près. Continuer la lecture

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T’ang Haywen, un peintre à redécouvrir

Suite à la donation exceptionnelle qui lui a été faite par la Direction nationale d’interventions domaniales en 2022, le Musée national des arts asiatiques-Guimet met aujourd’hui en lumière le peintre chinois T’ang Haywen (1927-1991). Vingt ans après une première rétrospective dans ce même musée, cette exposition est aujourd’hui l’occasion de redécouvrir un artiste méconnu et singulier qui vécut et travailla plus de quarante ans à Paris et fut, avec Zao Wou-Ki (1920-2013) et Chang Dai-Chen (1899-1983), l’un des trois grands peintres chinois de la modernité. À travers la sélection d’une centaine d’œuvres, le musée présente les grandes étapes de la carrière de cet adepte du taoïsme qui recherchait, selon ses propres termes, “une peinture idéale, unissant le monde visible et le monde de la pensée”. Car s’il fit de la France sa terre d’élection, T’ang Haywen resta fondamentalement attaché à la tradition chinoise et son œuvre, dans une approche tantôt figurative, tantôt non-figurative, se situe à la croisée de ces deux mondes, habitée par l’art de l’encre et de la calligraphie. Continuer la lecture

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Inexorable écriture

C’est dans l’abstraction, le secret d’un cabinet fantôme, derrière un fin paravent, qu’une main obstinée écrit nos destins. Cela semble particulièrement être le cas concernant Jeanne du Barry dont il a été fait un film sorti l’année dernière. Mais Maïwenn, réalisatrice et actrice, s’est arrêtée en route. Elle a bien commencé par le début mais a stoppé la narration bien avant la fin. Filmé et interprété avec un brio indéniable, son film a fait l’impasse sur la suite infernale. Où chaque pas de Jeanne du Barry semble la conduire inexorablement vers l’échafaud. Ce n’est pas tant la fin qui fascine du reste, elle soulèverait davantage le cœur, c’est cet itinéraire qu’emprunte l’ex-favorite de Louis XV, celle qui ne voit aucune des issues de secours qui bordent la route, qui ne flaire tout simplement pas le danger qui monte, qui se croit innocente, qui continue d’avancer, crâne et droite. L’un de ses biographes (1) décrivait en 1961 ce cheminement impitoyable. Et toutes ces options qu’elle aurait dû saisir, comme celle de rester en Angleterre plutôt que s’entêter à revenir au piège doré de Louveciennes. Car à un moment-clé, il finit par être trop tard pour enrayer le destin, comme l’écrit Jacques Levron. Continuer la lecture

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Un médecin très holmésien

Face à la popularité de son irascible détective, Arthur Conan Doyle finit par en avoir assez qu’il fasse de l’ombre à ses romans historiques, «ses romans sérieux», et il décida de lui régler son compte lors d’une empoignade mortelle avec son grand ennemi le professeur Moriarty sous les chutes suisses du Reichenbach («Le dernier problème», 1893). Mais les personnages de roman sont tout à fait capables d’échapper à leur créateur, et Doyle reçut des milliers de lettres d’injures de lecteurs persuadés que leur héros vivait bel et bien au 221 b Baker Street en compagnie du Dr Watson. Doyle tint bon près de dix ans, jusqu’à ce que Sherlock Holmes ressuscite dans «La maison vide» (1903), et l’écrivain s’excusait en 1927, dans la préface des «Archives de Sherlock Holmes», de la longévité de sa créature, semblable aux ténors qui ne cessent de «multiplier leurs adieux à un public indulgent». Continuer la lecture

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