Au début on a cru qu’il s’agissait de spectateurs retardataires ayant décidé de dépasser les bornes puisqu’ils avaient l’air de chercher, munis d’une lame de poche, une place libre. C’était seulement Richard Leteurtre, comédien et metteur en scène qui avait choisi de démarrer ainsi « Cabaret dada » un spectacle musical qui se joue au Théâtre de Nesle. Mais dès lors que l’on dit « Dada », tout est par définition permis.
Il faut se dépêcher car l’affaire ne se joue que chaque lundi et jusqu’au 10 février seulement. Si l’on prend bien la peine de laisser à l’entrée de ce deuxième sous-sol, l’ensemble de nos préjugés, on passe un très bon moment.
Dans ce spectacle il est dit que l’amour agit comme une dynamo. On pourrait en dire autant du dadaïsme dont le spectacle se prévaut. Ce mouvement né à Zürich en 1916 autour de l’écrivain Tristan Tzara avait pour ambition de mettre à bas un univers jugé par trop normatif et de proclamer la liberté créative. Il a été un prétexte à faire la fête, généralement en mode loufoque, dans les années vingt, quoiqu’officiellement « décédé » en 1921.
S’affranchir était déjà décréter une nouvelle règle comme ceux qui ont proclamé plus tard qu’il était interdit d’interdire. Mais il faut toujours prendre garde à ne pas étouffer les initiatives émancipatrices. Secouer le joug est dans la nature du cheval (dada) de trait dont l’homme est souvent le prolongement.
Sur scène et donc largement sous terre, un trio d’artistes excelle à nous distraire de nos vies de captifs. Ils le font à partir de textes d’Apollinaire (« Bleuet » puis le magnifique « Si je mourais là-bas… » adressé à Lou *) de Desnos, Miller et Pasolini, dits par un Richard Leteurtre qui passerait presque, physiquement, pour Desnos ou Tzara. Très étrange d’ailleurs. Le tout est largement ponctué par les interventions puissantes de la soprano Blandine Jeannest de Gyvès qui intervient également comme conceptrice du spectacle. Le trio se forme enfin avec Ludovic Amadeus Selmi qui nous régale de son agilité au clavier de son piano, à partir d’un choix de compositeurs allant de Bartok à Gerswhin et sans compter une échappée dans la chanson d’amour avec Lili Marlène.
Mais au fond peu importe les ingrédients, il faut se laisser porter. Le spectacle est très justement dosé autant que maîtrisé et jamais on ne regarde sa montre. Sauf deux spectatrices qui se sont levées excédées, après nous avoir gratifiés d’un récital de papier alimentaire alternativement froissé et défroissé, la salle a applaudi généreusement cette performance originale, osée et interprétée avec brio, jusqu’à la scénographie de Jean-Pierre Schneider parfaite de sobriété et d’efficacité.
Théâtre de Nesle, 8 rue de Nesle
*Si je mourais là-bas…
Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur
Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier
Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants
Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté
Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
– Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur –
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie
Ô mon unique amour et ma grande folie
1915/Apollinaire
*Bleuet
Jeune homme
De vingt ans
Qui as vu des choses si affreuses
Que penses-tu des hommes de ton enfance
Tu connais la bravoure et la ruse
Tu as vu la mort en face plus de cent fois tu ne sais pas ce que c’est que la vie
Transmets ton intrépidité
A ceux qui viendront
Après toi
Jeune homme
Tu es joyeux ta mémoire est ensanglantée
Ton âme est rouge aussi
De joie
Tu as absorbé la vie de ceux qui sont morts près de toi
Tu as de la décision
Il est 17 heures et tu saurais
Mourir
Sinon mieux que tes aînés
Du moins plus pieusement
Car tu connais mieux la mort que la vie
O douceur d’autrefois
Lenteur immémoriale
(1917)
Les soirées dadaïstes de 1916 se déroulaient en effet dans un cabaret, le Cabaret Voltaire, à Zurich. J’ai eu le plaisir d’y produire, il y a une quinzaine années environ, une pièce de Tzara lui-même, Le cœur à gaz, interprétée par une jeune et éphémère troupe de tout aussi jeunes comédiens.
Le cabaret était alors une sorte de discothèque, avec une grosse boule lumineuse au plafond… mais il me semble que cela ait évolué.
Merci aux Soirées,
BMF
A lire ce commentaire, on piaffe d’impatience à se rendre au cabaret…
Amis des « Soirées de Paris », je vous signale que sur le site de la BNF « Gallica », on parle… des Soirées de Paris et d’Apollinaire. On peut même – je viens de le faire – télécharger la revue…
Je vous laisse le lien :
infolettre_gallica@bnf.fr