Peut-on sourire de la Grande Guerre ? Oui, si c’est avec Pierre Lemaître. Impossible d’abandonner en rase campagne son dernier ouvrage couronné par le Prix Goncourt 2013 « Au revoir là-haut ». Publié chez Albin Michel le livre se lit d’une seule traite. Il met en scène deux soldats rescapés de la guerre de 14-18 que poursuit un lieutenant fait héros de guerre pour avoir lancé l’ultime attaque avant l’arrêt des hostilités. Il y a là un trio cocasse réuni le temps d’une déflagration d’obus. Mais pas seulement.
On est à la fin de la Grande guerre, à une tranchée de l’Armistice. Le roman court de novembre 1918 à l’été 1920. Il y est question d’escroquerie à l’exhumation-restitution des dépouilles de militaires morts au feu, de trafic de cercueils, d’usurpation d’identité, d’arnaque aux monuments aux morts, de violation de sépulture et même de prévarication. La totale, comme la guerre de même adjectif. Les faits sont tous droit sortis de l’imagination de l’auteur excepté un tiré d’un fait réel. Le lecteur apprendra lequel in fine.
Nos deux Poilus forment un couple des plus dépareillés. L’un étouffé par sa mère, l’autre méprisé par son père. Déjà deux mutilés de l’affectif… Terne et timoré, le premier voue le reste de son existence à la survivance du second, un dandy fantasque qui lui sauva la vie. La reconnaissance pèse son poids. L’ami bidasse traîne comme un boulet cette gueule cassée morphinomane. En ange gardien, il va jusqu’à lui procurer ses ampoules.
Ce serait beau comme l’antique si cette fraternité entre mutilés de guerre ne finissait par sentir la poudre et conduire un temps le tandem au divorce. La Charité se lasse d’être la risée de l’Hôpital. Là réside le talent du narrateur, manier les beaux sentiments avec le doigté d’un maître-pâtissier. Ils sourdent sans jamais ruisseler.
Face au tandem sympathique, le lieutenant traqueur n’est que plus odieux. Un Javert au mérite usurpé qui surgi toujours là où on ne l’attend pas. Un aristocrate cavaleur ruiné à la Malko Linge qu’obnubile la restauration de son château dévasté par l’ennemi. Mais sans le panache ni le courage du héros de (feu) Gérard de Villiers.
Jamais triste, jamais vulgaire, le livre tutoie la ligne Maginot de l’horreur. Pluies d’obus dévastateurs, gerbées de terre ensevelissant les corps, putréfaction écœurante des chairs labourées, sols boueux truffés d’ossements… Sous la plume de Pierre Lemaître la cruauté se fait jouissive. Sans honte ni remords puisque le romancier fait justice aux sans grade, ridiculise les puissants et châtie les malfaisants. La guerre est finie et la morale sauve, que demander de mieux ?
Pierre Lemaître s’est jusqu’à présent illustré dans le roman policier. Pour cet ouvrage, il dit s’être inspiré d’auteurs romanesques. On en reconnaît certains mais il faudrait une seconde lecture pour les identifier tous et savourer l’exercice de style. Mais qu’importent les modèles pourvu qu’on jouisse du plaisir de lire. La plume de Pierre Lemaître nous entraîne dans un jubilatoire maelstrom d’après-guerre d’où émergent quelques désopilants personnages secondaires : un édile imbécile, égrillard et prétentieux ; un général somnolent dont la brioche se soulève comme un Zeppelin ; une fillette experte en la confection de masques hallucinants ; une femme trompée parfumée au voile de l’infidélité résignée; un homme d’affaires davantage préoccupé par les cours de Bourse que par le cursus de son rejeton hors normes; un fonctionnaire de police crasseux, pointilleux, aigri et placardisé qui salive à la vue d’une liasse de billets de banque ou d’une cuisse de poulet rôti. Une galerie de portraits contemporaine. Au revoir là-haut, bonjour ici-bas…
Pierre Lemaître a fait savoir qu’il comptait donner une suite à son roman. On l’attend.