On peut voir dans la comédie dramatique d’Abdellatif Kechiche autre chose que la révélation de l’homosexualité féminine. Même si cette révélation y est traitée avec le tact et la lenteur d’éclosion qu’elle mérite.
« La vie d’Adèle » relate une petite dizaine d’années de la vie d’une jeune femme qui passe, l’espace du long métrage (près de trois heures) de lycéenne inexpérimentée à adulte meurtrie. Adèle, scolarisée à Lille en première littéraire, croise un jour Emma, une artiste branchée à peine plus âgée qu’elle et qui d’emblée la trouble. Elle va en tomber follement amoureuse.
« La vie d’Adèle », c’est le récit de ces deux destins qui se conjuguent le temps de la communion des corps. Car les singularités d’éducation et les incompatibilités d’entourage vont bientôt écarter ces destinées parallèles. C’est donc l’histoire d’une mésalliance programmée entre deux femmes, là est la nouveauté car l’aventure est banale.
En filigrane tout d’emblée sépare les jeunes femmes. Le milieu parental déjà. D’un côté un foyer d’artistes branchés parvenu au stade de la banalisation de l’homosexualité de leur fille, de l’autre des parents conventionnels moins fortunés, loin de se douter des tourments sexuels de leur fille. Quand les premiers servent à table des huitres et trinquent à l’amour, les seconds régalent de spaghettis et lèvent leur verre à la santé. Les uns parlent d’art, les autres se préoccupent de débouchés professionnels. Comédie en moins, drame en plus, on est un peu chez les Lequesnoy face aux Groseille (*).
L’environnement relationnel et le différentiel d’ambition vont se charger d’agrandir le fossé, minant la belle entente au lit, signant le désaccord des corps. C’est le petit grain de sable qui fait dérailler le couple dont l’accord physique est pourtant évident. Les scènes d’enlacements sauvages, ponctuées de claques sonores sur les fesses, sont là pour en témoigner. Elles sont d’un bel érotisme esthétique, à la limite de la férocité. Quand les nuances de carnation à peine perceptibles permettent seules de réapproprier ses membres à chacun…
Mais Emma a l’égo carriériste pour deux quand sa muse Adèle se complaît en institutrice de maternelle, puis de CP (où on ne fait pas encore de dictée !). Emma y voit un manque d’ambition qui signe la fin de la relation amoureuse lors d’une « spaghettis party ». Le dîner sert de révélateur. Adèle a mis tout son cœur et ses talents culinaires pour réjouir les amis de sa peintre quand cruelle Emma lui fait savoir qu’elle eût préféré la voir les éblouir autrement qu’en institutrice cuisinière… La détresse d’Adèle est totale. Et pathétique son sentiment de n’être pas à la hauteur. Le dîner du partage devient dîner de la rupture. Tout l’inverse d’une célèbre scène de réveillon (**) quand un Lino Ventura sans raffinement prend magistralement congé des snobs qui bourdonnent autour de sa belle et élégante antiquaire Françoise Fabian. Mais la tendre Adèle n’a pas le cuir sympathique de Lino…
Léa Seydoux interprète le rôle d’Emma, Adèle Exarchopoulos celui d’Adèle. Elles font le film, elles sont le film, le portant jusqu’à physiquement manifester le changement. Le visage d’Emma se durcit, ses cheveux passent du bleu rebelle au blond classique. La silhouette d’Adèle se dépouille de ses rondeurs enfantines, ses lunettes et ses cheveux tirés la vieillissent, l’ourlet de sa bouche toujours ouverte perd de son innocence. Elle mûrit jusque dans son langage, troquant le congé lycéen « Cà marche ! » par un verbe plus châtié. Abdellatif Kechiche les a filmées en caméra si rapprochée qu’il nous place aux premières loges de leurs émois et de leurs souffrances à en être gêné. Adèle exprime sa timidité d’adolescente qui se cherche d’un regard qui se détourne sitôt qu’il se sent observé. Son nez ruisselant de vraies larmes qu’elle ne songe pas même à moucher traduit l’intensité de sa souffrance. Emma de son côté explose sa douleur par la violence de son ordre comminatoire réitéré « dégage ! ».
Le bleu tient une place fétiche dans le film. Pas seulement celui des cheveux d’Emma, sur lequel on a tant glosé, mais le bleu qui environne, enveloppe Adèle. Tout est bleu dans sa chambre et alentours : les rideaux, les draps des lits, son écharpe, les rares robes qu’elle porte et jusqu’à l’encadrement des fenêtres. Est-elle victime ou à l’origine d’une couleur qui symbolise le sexe mâle dès le berceau ?
(*) « La vie est un long fleuve tranquille (Etienne Chatiliez, 1988)
(**) « La bonne année » (Claude Lelouch, 1973)
J’hesitais a y aller. Maintenant, je sais que j’irai…
Définitivement bleu.
un commentaire qui fait saliver