Sorj Chalandon publie « Le quatrième mur » chez Grasset. L’action se passe à Paris, Beyrouth et Tripoli. Pour respecter les dernières volontés d’un camarade militant politique, Georges se lance dans la réalisation d’un projet insensé : faire jouer Antigone dans les ruines d’un cinéma beyrouthin dévasté par les bombardements. Distribution imposée par le commanditaire, les acteurs devront ressortir des multiples communautés en conflit au Proche Orient.
Le projet est démentiel. On est en 1982, en pleine guerre civile au Liban. Mais Georges et Sam, l’ami mandant, sont aussi fous amoureux de théâtre qu’utopistes et idéalistes. Dans le bouillonnant creuset de métaux confessionnels en fusion qu’est Beyrouth, ils veulent accorder un répit à la guerre, offrir une parenthèse de paix aux belligérants, «voler deux heures à la guerre».
Paradoxe ou évidence, Antigone c’est la tragédie de l’affrontement. La rébellion faite héroïne et l’autorité faite obstination. Pour avoir inhumé son frère Polynice à mains nues, bravant l’interdiction de son oncle Créon d’enterrer ce neveu banni pour traitrise, la jeune femme sera enterrée vivante. A l’Antigone de Sophocle, Georges et Sam préfèrent celle plus contemporaine d’Anouilh (la pièce fut jouée en 1944 au théâtre de l’Atelier à Paris). Ils optent pour le sceptre royal plutôt que la foudre divine. De la légende de Thèbes, les deux complices conservent l’unicité de la représentation, l’existence du personnage de narrateur (joué par Georges) et ce qui reste de colonnes corinthiennes du cinéma détruit.
Ainsi « leur » Antigone sera palestinienne, Créon sera chrétien maronite, Hémon druze, le page chiite, la nourrice chrétienne d’orient, etc. Ennemis sur le terrain politique et religieux, les acteurs devront s’entendre l’espace d’un spectacle et de sa préparation. L’art du romancier consiste à faire entrer le lecteur dans ces « doubles je ».
La pièce parviendra-t-elle à être jouée alors que les massacres se perpétuent ? Le héros du roman réussira-t-il à accomplir sa mission dans cette poudrière ? Sorj Chalandon entretient le suspense sans artifice grossier ni ressort vulgaire. De la guerre qui fait rage alentour, il livre un hallucinant ressenti qui met les sens à rude épreuve : tympans crevés par l’onde des chocs, goût de sang dans la bouche, odeur de poudre dans les narines, souffle des balles sur la nuque, plaie de la chair brûlée… Foin d’angélisme, rien n’est masqué de la part sombre de qui prend part au combat, acteur ou observateur. Griserie du danger, adrénaline de l’agressivité, drogue de la violence.
Présenter le bon laissez-passer au poste frontière tient lieu de jeu à la roulette russe. La guerre peu à peu s’infiltre sous le derme, plus insidieusement que la gale. Et la famille devient la victime collatérale du carnage. Les idéaux percent néanmoins la noirceur du récit : l’amitié, la confiance en l’autre, le sens de la parole donnée, le respect de la promesse tenue. « La promesse », titre d’un précédent ouvrage de l’auteur couronné par le Médicis…
Sorj Chalandon écrit en phrases ramassées comme haletées. Ses raccourcis sont percutants, ses balancés ont une belle musicalité. Tel ce service minimum littéraire d’une belle efficacité pour camper une Antigone frondeuse face à un orgueilleux Créon : « Elle le narguait. Il la défiait. Elle irait jusqu’à mourir. Il irait jusqu’à la tuer ».
L’auteur écrit avec ces tripes. Sous le romancier perce le journaliste qui fut grand reporter à Beyrouth en 1982 pour le quotidien Libération. Il y vécut les carnages de Sabra et Chatila quand l’armée israélienne et la milice libanaise pénétrèrent dans les camps de réfugiés palestiniens pour massacrer des civils dont de nombreux enfants. De ces images gravées dans sa rétine, il tire un ouvrage dense qui emprunte à plusieurs genres littéraires et figure sur la deuxième liste du Goncourt : tragédie contemporaine, récit de guerre et fable chimérique où des objets banals se voient dotés d’une forte résonance symbolique. Telle cette clé, cette poignée de sable et ce fameux 4ème mur qui est à la fois rideau de théâtre, planche de cercueil, cloison soufflée par les tirs et chair voilant les paupières.
Sorj Chalandon a confié sur les ondes avoir écrit son roman «dans le silence de la paix». Si Beyrouth vient à basculer dans le conflit syrien, ses rêves d’apaisement pourraient devenir cauchemars d’embrasement généralisé.
merci. Voilà un récit qui donne envie de se précipiter chez le libraire.
Tout ce que dit guillemette est d une justesse infinie. Je rajouterai que les toutes dernières pages/ lignes coupent définitivement le souffle