« Un poème c’est bien peu de choses » écrivait Raymond Queneau (L’Instant fatal). Voire. Au delà de son intérêt littéraire, esthétique ou purement jouissif, le poème peut avoir des répercussions insoupçonnées. Quelques vers peuvent assurer la célébrité d’un homme, d’une ville ou d’un monument qui, sans l’art du poète, aurait été enfouie dans l’oubli collectif. Ici c’est d’un pont, d’un simple pont enjambant la Seine que nous parlons.
Les ingénieurs Amédée Alby, Jean Résal et Paul Rabel pouvaient-ils imaginer que l’ouvrage d’art qu’ils construisirent entre1893 et 1896 deviendrait l’un des plus célèbres ponts de Paris, qu’il serait connu dans le monde entier, non par la qualité ou l’originalité de sa construction, mais grâce à un court poème publié par un écrivain dont la célébrité restait encore à venir ? C’est bien évidemment du Pont Mirabeau que nous voulons parler.
Réclamée par les riverains, la construction de ce pont avait été décidée par Sadi Carnot dès 1893, afin d’établir une communication entre le quartier Javel et celui d’Auteuil, en reliant la rue de la Convention, sur le rive gauche, aux rues de Mirabeau et de Rémusat, sur la rive droite. Le pont fut terminé en 1896, après trois ans de travaux.
Le poème d’Apollinaire paraîtra pour la première fois en février 1912 dans le numéro 1 des Soirées de Paris. On sait qu’Apollinaire le traversait fréquemment au temps de sa liaison avec Marie Laurencin. Le poème est parfois considéré comme marquant symboliquement la rupture entre les deux amants.
Si le poème a suscité beaucoup de commentaires ou d’analyses, s’il a été objet d’études pour bon nombre de lycéens, s’il a par ailleurs été à l’origine d’un nombre impressionnant de chansons (*), s’est-on jamais réellement intéressé à l’ouvrage en lui-même ? La lecture de documents de l’époque est assez éclairant. Un article détaillé de Victor Mahut, dans Le Magasin pittoresque au premier trimestre de 1896 (quelques mois avant l’inauguration) en souligne « la structure originale et nouvelle » et nous abreuve de détails techniques précis.
» Cet ouvrage se compose de trois travées en acier dont l’une, la travée centrale, a 100 mètres d’ouverture, et les deux autres 36 mètres. La grande ouverture de l’arche centrale offrira à la marine un débouché de grande dimension et par suite, un passage facile. La circulation terrestre sera assurée par une chaussée de 12 mètres de largeur et deux trottoirs de quatre mètres chacun. La déclivité du pont est très faible {…} M. Résal, ingénieur en chef a eu recours à l’emploi des fermes équilibrées, système de construction appliqué notamment dans les ponts tournants (…}. Le poids total de la charpente métallique sera d’environ 2.700.000 kilogrammes » .
Quant à la maçonnerie, « elle est entièrement faite avec du mortier de ciment de Portland et moellon de roche, à l’exception de la chambre de travail remplie en grande partie avec du béton. Le couronnement est en granit de Cherbourg. La pile a dans sa partie inférieure 28 mètres de longueur sur 10 mètres de largeur. Le mode de fondation employé a été l’air comprimé, avec caisson en fer enveloppant la pile et ayant une chambre de travail ; quatre cloches servaient à l’entrée et à la sortie des ouvriers et des matériaux ; quatre compresseurs d’air aéraient les dites cloches . »
L’article du Magasin pittoresque ne manque pas de fournir des précisions sur la décoration des piles, confiée au sculpteur Injalbert : « Elle se composera de quatre grandes figures allégoriques en bronze représentant la Seine, la Navigation, la Ville de Paris et la Renommée » .
Les quatre allégories sont encore bien visibles, même si l’on a probablement oublié que le pont a d’abord été été voué à la gloire de la navigation maritime et de la ville de Paris. Depuis, une plaque reproduisant la première strophe du Pont Mirabeau a été apposée. Et aujourd’hui l’image du pont est vraisemblablement plus attachée à celle du temps qui passe : Vienne la nuit sonne l’heure…
En 1975, le pont a par ailleurs été inscrit à l’inventaire des Monuments historiques. L’aurait-il été sans le poème d’Apollinaire ? Pas sûr…
(*) Grand spécialiste de la chanson française, Bernard Lonjon en a recensé plus de soixante, la dernière version en date étant celle de Marc Lavoine. Il y avait eu auparavant Léo Ferré, Hélène Martin, Pia Colombo, Cora Vaucaire, Henri Tachant, les Pow Wow, Chanson plus bi-fluoré, etc.
Et Wikipedia nous explique que le mot Mirabeau vient de la langue provençale et signifie « belle vue ». PHB
Ici quelques photos de Nadar illustrant parfaitement l’aspect technique de ce bel article : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b1200049c.r=.langFR
Merci pour cet article très intéressant
Oui ce merveilleux poème est connu et traduit de longue date jusqu ‘en Chine
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