La femme qui se baissait pour embrasser le pain…

J’avais mangé la veille au soir du taboulé. Un plat d’été, même quand l’été n’est pas là. Elle est arrivée et à peine le temps d’ôter sa veste qu’elle prenait déjà le balai pour ramasser les grains de semoule qui jonchaient le sol. Je m’excuse pour ne pas les avoir balayés moi-même.  «Ce n’est pas grave» me répond-elle, « mais je ne marche pas sur le pain« . « Le pain ?» dis-je. «C’est de la semoule, de la farine de blé, c’est comme le pain !». Je la regarde parler.

«Je ne marche pas sur le pain, je ne le jette pas non plus. Après nous avoir donné l’eau, Dieu, ensuite, nous a appris à cuire le pain pour nous nourrir.» Je l’écoute, elle la musulmane si intègre pour elle et pourtant si vigilante pour moi l’athée, quand, au marché, elle veille à ce que le charcutier me coupe le Serrano bien épais ou au contraire le Parme en fine tranche.

Je l’écoute. C’est curieux les souvenirs. La mémoire du goût existe aussi, même si elle ne se laisse pas facilement traduire avec des mots. Mais elle est là, comme celle du goût de ce pain, acide peut-être, herbu qui sait. Un pain à la mie sombre, un peu jaune, que mon grand-père allait chercher à Tigné, dans le Maine et Loire. Il y a un château là-bas, une espèce de donjon, sinistre, entouré d’arbres fantomatiques. Une rue fait son chemin de ronde, elle s’appelle rue Jean Carmet, le grand pote de Depardieu qui avait acheté le domaine viticole et dont on se remémore encore aujourd’hui les cuites dans les bistrots environnants. Mais le boulanger était parti, son pain avec, depuis longtemps déjà.

Baguette de pain. Photo: LSDP

Elle s’appelle Zahra, elle me parle du Coran, elle m’explique que chaque famille doit être prête à accueillir sept voisins. Chez nous, c’était la part du pauvre, une assiette vide qui attendait le voyageur. Les religions peuvent être sympathiques quand elles pensent aux autres. Dans nos campagnes, il n’y a pas si longtemps, on signait le pain d’une croix avec la pointe de couteau avant de le couper et aujourd’hui encore, si une main maladroite le repose sur la table à l’envers, il y en aura toujours une autre pour le retourner.

Zahra me raconte l’époque où toute môme, elle allait garder des chèvres faméliques chercher l’herbe rare dans les montagnes marocaines. «Ma grand ’tante, quand elle coupait le pain», elle s’arrête, «pas comme ici le pain… » Je l’interromps : «Comme le pain pita». Elle poursuit « …Eh bien pour le couper, elle dessinait comme un pointillé avec ses deux pouces, puis elle le brisait. » On ne blesse pas le pain avec la lame d’un couteau.

J’ai un agréable souvenir des dictées de mon école primaire. Le résultat était catastrophique et, le filtre de la correction passée, le peu de points qui pouvaient me rester, disparaissaient de toute façon, avalée par mon  apprentissage incertain des pleins et déliés ; que voulez-vous je n’ai jamais aimé les « sergent-major », fussent-elles des plumes. Toutes ces histoires dictées se content encore dans ma mémoire.

Dans l’une d’entre-elles, un écrivain se rappelait du pain que fabriquait sa mère pour la semaine. Le premier jour, il était chaud mais la mie trop collante, à la fin, trop sec, il s’émiettait sous la simple pression des doigts, mais il était hors de question que des miettes disparaissent d’un coup de torchon. Qui était l’auteur ? Peu importe, ce sera ma vengeance pour tous les zéros pointées des dictées de mon enfance. Ici comme ailleurs, le pain devait être mangé jusqu’à la dernière mie. Dans nos campagnes, on le terminait, mouillé de la soupe du soir, avec parfois du vin en plus.

Pain blanc et levé pour les riches, noir et «étouffe chrétien» parfois coupé de châtaignes ou de fèves quand le blé était rare, pour les autres, la famille du pain est vaste et son histoire est forte. Les guerres du pain étaient nombreuses même si la plus célèbre d’entre elles, la guerre picrocholine qui opposa vignerons et vendeurs de fouaces, est née de l’imagination riche de Rabelais. Sous Louis XIV, les hivers étaient longs et froids.

Détail d’une baguette de pain. Photo: LSDP

Un noble se rendit à Versailles et bravant l’étiquette présenta au roi le pain que mangeait ses sujets. Avec un couteau et une fourchette en argent, il en préleva quelques miettes : «Vous direz à vos paysans que le roi a mangé de leur pain.» Le pain était fait à partir de racines de fougères.

Bon an, mal an, la famine continua jusqu’à la Révolution et la chute du «boulanger, de la boulangère et du petit mitron.» Sauf que Marie-Antoinette n’a jamais dit : «Le peuple manque de pain, qu’on lui donne de la brioche !» Les plumes acérées qui écrivaient les pamphlets de l’époque savaient où gratter méchamment.

Zahra a ramassé mes restes de taboulé. Bien sûr, elle ira les jeter.

La famille du pain est vaste et leurs histoires peuvent être fortes. J’ai gardé un souvenir ému de Pompéi, pour être exact du musée de Naples où étaient exposés des pains retrouvés dans les ruines, ils avaient la forme de nos brioches. Les pâtes aussi, celles d’une auberge dans les rues tortueuses de Lucca et un dîner d’anniversaire, le seul et unique anniversaire que nous n’ayons jamais fêté ensemble.

Je me souviens de ce petit village galicien en Espagne, et cette foire où nous avions acheté du pain de maïs. Un hôtel en Bavière aux façades peintes aussi, c’était un réveillon de Noël et on nous avait servi des petits pains et du beurre. Nous attendions le plat. La serveuse nous fit comprendre que les petits pains étaient des amuse-bouches qu’il fallait manger avant.

Et cette « gardianne de taureau » dans les rues de Nîmes après le dernier triomphe de Nimeno II, seul dans les arènes face à six guardiola et moi qui délirait sur Giono quand il racontait que pendant les fêtes du village on y servait pour chacun de la daube avec un kilo de pain. L’Italie encore, piazza Navona à Rome et ces sandwiches au cochon de lait que l’on ne trouve qu’à Noël et … Je suis dans mes pensées. Zahra raconte, elle aussi. «Le pain ne se jette pas, ni ne se piétine. Si je vois un morceau par terre, dans la rue, je le ramasse, l’embrasse et  ensuite je le pose dans un coin du trottoir, là où personne ne peut marcher dessus»…

La femme qui embrassait le pain que d’autres avaient jeté.

 

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3 réponses à La femme qui se baissait pour embrasser le pain…

  1. Joëlle Hache dit :

    A vous lire, je pense à ma mémé qui faisait une croix sur son « pain de 2 » ;
    moi-même ne mets jamais le pain sur le dos et le retourne au cas où….
    A la maison, le pain reste aussi un sujet sensible : quand tout va bien, mon époux m’offre deux pains d’épeautre qu’il sort du four tout chauds et odorants !
    Lorsque tout va moins bien, je dois aller au bourg acheter ma baguette … cela me rend très furieuse !
    J’aime quand ses deux pains se collent en cuisant, c’est la « baisure du boulanger » !
    Merci pour votre texte si sensible qui nous ramène vers un passé proche ou lointain…
    Sans doute vais-je regarder mes restes de semoule d’un autre œil dès aujourd’hui.
    J H

  2. Catherine Frémiot dit :

    Merci pour ce très beau texte et cette belle histoire du pain…selon les cultures et les âges!

  3. isabel violante dit :

    Très émue par ce texte qui s’enracine dans tant de souvenirs collectifs. En Italie, on ne pose pas le pain à l’envers cas ce serait signe d’un bateau qui se renverse et fait naufrage.
    Et chez Homère, le Cyclope « était un monstre gigantesque; il ne ressemblait pas à un mangeur de pain, mais plutôt au sommet boisé d’une haute montagne apparue à l’écart »: le pain est le clivage entre l’animal et l’humain.
    Merci Bruno.

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