La veille au soir, une grand-mère aux bas gris, déchirés, nous avait emmenés dans un restaurant au fond d’une impasse. Nous nous étions perdus dans le labyrinthe des ruelles lisboètes aux alentours du quartier de l’Alfama. Nous ne comprenions pas ce qu’elle nous disait, aussi nous fit-elle signe de la suivre. Il n’y avait personne dans la salle, tout nous pressait de passer notre chemin, et pourtant nous sommes entrés. La cuisinière avait rallumé ses fourneaux. Longtemps nous nous étions laissé bercer par le martèlement sec du couteau coupant les légumes, le choc de la poêle sur le gaz, le raclement de la cuillère en bois. Elle nous avait longuement préparé un délicieux repas, une lotte à la crème et au poireau, pour nous tout seul. C’était un réveillon de Noël dans les nuits de Lisbonne…
Je me rappelais d’un autre réveillon. Un noël aussi d’il y a huit ou neuf ans. J’étais seul, je jouais au chat et à la souris sur mon ordinateur. Je conversais ainsi avec une inconnue une bonne partie de la soirée. Nous n’avions pas envie de retourner à notre solitude, aussi nous sommes nous retrouvés sur une placette à Montreuil. Mais tous les restaurants du coin étaient fermés, sauf un Chinois où ne nous serions jamais allés normalement. Je ne sais comment le sujet est venu, mais j’avais entendu dire, sondage à l’appui, que la lotte était le poisson roi des repas de fêtes. Nous avons passé la soirée à rêver de plats de lotte, à la crème, à l’américaine, aux fruits de mer. On jouait à La petite fille aux allumettes à moins que ce ne soit Les trois messes basses. Mais là, l’histoire se terminait bien. Ce réveillon imaginaire que nous partagions nous avait fait promettre de nous revoir autour d’une de ces recettes. Nous nous sommes revus, mais point de lotte.
On ne connait de ce poisson en France que la queue. Je me souviens d’un marché en hiver à Venise près du pont du Rialto. Il n’y a pas plus horrible que ce poisson quand il se nomme encore baudroie. Il a une gueule énorme, terrifiante avec ses dents horribles. Et pourtant quelle finesse dans cette chair ferme, proche du crustacé ! Les recettes de lotte sont infinies, au safran, en rôti, aux agrumes, façon Osso Buco, aux légumes, au curry, etc. Une année, lors d’un grand repas de famille pour les fêtes, je m’étais lancé dans une lotte à l’américaine. Le plat est délicieux et a le mérite de pouvoir être préparé la veille. C’est même conseillé pour permettre aux sucs de terminer leur délicate alchimie.
La sauce est un coulis de tomate et d’oignons, agrémenté d’un peu de vin blanc, et dans laquelle on émiette la chair d’un tourteau. Sans oublier le bouquet garni, très peu de piment et le tout adouci d’un morceau de sucre (Guillemette de Fos n’est pas là ? Ouf ! Elle n’aime pas le rajout de sucre). On passe le tout au mixeur, les morceaux de lotte seront farinés et poêlés au dernier moment avant d’être rajoutés à la sauce. (J’ai un doute : j’écris la recette de tête, un peu d’estragon ?)
Mon fils qui n’avait pas un an à l’époque, ne comprenait pas pourquoi à chaque repas il devait manger autre chose que le commun. De guerre lasse nous lui laissions déguster le met. Donc…
Donc le lendemain, je déboulais en urgence chez le pédiatre. Le gamin était tout rouge, le médecin m’a longuement expliqué que la lotte était aussi allergène que les crustacés et que …Ah bon il y a aussi du tourteau dans la sauce ! Enfin bref le retour aux purées biberons était vivement conseillé.
J’aurais aimé un jour jouer du piano d’une cuisine de professionnels. Les parents de ma compagne et de sa sœur étaient restaurateurs. A la fin d’un repas de Noël bien arrosé, nous nous étions tous les quatre emballés à l’idée d’organiser un mariage commun. J’en étais déjà au rêve de cuisiner une lotte pour cent-cinquante convives. Mais quand les sœurs ont appelé leurs parents, l’accueil ne fut pas à la hauteur de l’événement. Il faut avouer que l’idée même de voir se marier au vu et au su de tout le village, leur deux filles avec une ribambelle d’enfants entre huit et douze ans, né dans le péché et même pas baptisés, était un peu trop violente pour eux.
Allez bon appétit. Au fait cette amie dont je parlais tout à l’heure, m’a envoyé un message «J’ai été invitée samedi soir chez des amis de ma mère et il y avait de la lotte avec des fruits de mer. Original mais très bon!» m’écrit-elle. Elle est partie, ici ou ailleurs en France. Cela fait des années que nous ne sommes vus, mais jamais perdu relié par une histoire de baudroie, pourtant qu’est-ce que c’est moche comme poisson !.
OK, je fais de la lotte à midi – c’est tellement bon – et même tout simplement passée dans très peu de farine, dorée dans une goutte d’huile d’olive – un peu d’échalotte, une goutte de vin blanc (ou de cidre lorsque je n’ai pas de vin blanc) un peu de safran ou de cumin et de la crème fraîche – TOUT SIMPLEMENT MAIS TELLEMENT BON – on pourrait en faire un conte – ne jamais s’attacher à l’apparence !!!!
« l’habit ne fait pas le moine » tellement bon ce poisson, lorsqu’il est deshabillé de sa peau gluante et debarassé de sa grande gueule ! …tiens idée pour la période des fêtes !
Mais si elle est bien là, Guillemette !
Ton commentaire Bruno met l’eau à la bouche. Pour compléter ton panorama gustatif, j’ai testé une recette de lotte poudrée à la noix de coco, jugée très fine.
Enfin, judicieusement accomodé, le foie de la baudroie fait oublier sa sale gueule.