Que la guerre est « jolie » sous la plume d’Echenoz ! Et pourtant celle qu’il décrit dans son dernier ouvrage n’a rien d’un conflit en dentelle. Le narrateur est un expert en l’art d’en dire peu en faisant voir beaucoup.
Publié aux Editions de Minuit, “14” est un roman court mais dense. L’histoire est simple mais efficace pour qu’on s’y adonne d’emblée à fond. Cinq jeunes hommes issus de milieux différents partent pour la guerre en cet été 1914 alors que le tocsin vient de sonner l’ordre de la mobilisation générale. Une femme attend le retour de l’un d’entre eux. Il importe moins de deviner lequel que de savoir s’ils reviendront tous, quand et dans quel état…
En 124 pages, l’écrivain aborde à sa manière à peu près tout ce qu’endurèrent les conscrits de l’époque – de l’enrôlement joyeux au retour douloureux en passant par les fastidieux déplacements, l’attente dans les tranchées fangeuses, les gaz suffocants avant de virer à la moutarde incapacitante, les obus dévastateurs, les rats, les poux, le manque d’hygiène.
Rien ne nous est épargné des atrocités que vécurent ces valeureux « poilus ». Mais curieusement, plus on gravit l’échelle de l’horreur, moins celle-ci devient insupportable grâce à l’ironie que le romancier manie dans un crescendo inversé subtilement dosé. Belle audace ! L’auteur semble s’amuser parfois, et nous avec, sans honte tant la guerre se trouve intrinsèquement démolie en ce qu’elle a toujours d’absurde (et ce n’est pas ce que l’on vit aujourd’hui au niveau politique français qui peut faire penser le contraire).
Le comble de la moquerie est atteint avec le long développement qu’Echenoz consacre à nos amis les bêtes. Des animaux dont l’incommodité fut pour les belligérants inversement proportionnelle à la taille, échelle de proportions inattendue. Quand les petits démangent, les gros ravitaillent. Et savoureuse répartition des fonctions animalières : Echenoz revisite les malades de la peste en chalands de la guerre. A chaque écrivain son fléau.
Collectionneur de prix littéraires, l’auteur instille quelques références de littérature, toujours à bon escient, sans pédanterie aucune. Situant l’époque, il rappelle au passage que Marc Elder vient de rafler le Goncourt au nez d’Alain Fournier et à la barbe du grand Marcel (Proust). Quant à Victor Hugo, il pointe ses oreilles latines au détour d’un livre tombé d’un porte-bagage de vélo. « Aures habet et non audiet » (ils ont des oreilles, mais ils n’entendent pas).
“14”, c’est avant tout la guerre au quotidien. Celle vécue par les soldats et non par leur état-major. Le romancier s’intéresse au concret de ces cinq conscrits vendéens qui partirent un 1er août 1914 la fleur au fusil, insouciants du sort qui leur serait réservé. On les imagine ramassant des pâquerettes au bord du chemin pour orner les canons de leurs armes, persuadés qu’ils étaient de revenir demain pour les vendanges, après-demain puis les semailles, en tout cas bientôt pour la prochaine moisson. Incertitude des lendemains qui déchantent, même un Clausewitz eût renoncé à en gérer l’inhumanité.
Mais il arrive que le militaire apporte au civil, et vice-versa. Arès et Mars peuvent reposer en paix ! Echenoz met la photographie aérienne au centre de son ouvrage. Avec l’aviation postale, la montre-bracelet vient de prendre l’ascendant sur la montre-gousset et l’on doit aux premiers photographes de guerre la cartographie des lignes ennemies qui permirent d’ajuster les tirs d’artillerie et les bombardements des positions adverses. Partis en reconnaissance munis d’appareils fabriqués par la célèbre maison Girard & Boitte, leurs clichés enrichiront les hebdomadaires de l’époque, dont « L’Illustration » chère à Georges Pérec. Ultime clin d’œil littéraire de l’ouvrage.
Que les puristes me pardonnent : oui, les livres s achètent en librairie mais ayant lu le papier de Guillemette juste avant d aller faire les courses, j ai acheté « 14 »au Monop’ entre deux paquets de yaourts…
C’est une bonne idée Marie, un peu de douceur lactée dans un monde de brutes…