La cuillère allant et venant de sa bouche au yaourt allégé ne produisait aucun son et il se dit que ce yaourt était muet. Et dans le même temps, l’idée lui vint que le qualificatif « muet » n’était pas approprié pour cet aliment lacté.
Il achevait de dîner dans une pénombre seulement nuancée par la lumière des réverbères extérieurs parce qu’il n’aimait ni les atmosphères franches, ni l’obscurité. La vie est très différente dans la pénombre. Les visages y changent en vrai, c’est une chose qu’il avait toujours remarquée. Mais au milieu de ces teintes irréelles, on peut avoir des pensées pas toujours cartésiennes. Et d’avoir cru bien dire, en jugeant que son yaourt était aphone, le gênait un peu. Cela le fit sourire et il tendit la main vers son transistor, une machine très sûre pour ce qui est de ramener un type dans la réalité. Après avoir appuyé sur le bouton, si la diode daigna émettre sa petite lueur verte, rien ne sortit du haut-parleur. Il mit une bonne minute à le réaliser et déplora que cette vieille radio qu’il tenait de son père puisse un jour rendre l’âme.
Un autre moyen très sûr de s’arrimer à la réalité est d’allumer une cigarette ce qu’il fit avec des gestes réfléchis, comme si cette simple action allait elle aussi, ne pas aboutir. Mais la clope est une amie fidèle qui ne se dérobe jamais, sauf à la consommer sous une pluie battante.
Il se mit debout avec la satisfaction d’un terrien autorisé à le faire et s’approcha de la fenêtre pour considérer la rue et sa perspective. Il ne s’était jamais lassé, en 25 ans, de cette vue nocturne avec la Tour Eiffel en bout de piste.
Et puis son mégot s’éteignit directement à ses lèvres, incident qui normalement ne se produit jamais. Par un léger mouvement de tête, léger mais très lent, il se rendit compte, que l’image projetée de la rue sur son plancher était non seulement colorée mais qu’elle lui passait à travers le corps. Ce qui lui permit de constater qu’il était devenu perméable mais toujours vivant.
Jolie nouvelle et jolies illustrations.
… et l’homme se retourna à nouveau, il vit qu’il avait disparu dans les lumières de la nuit, arc-en-ciel de néons.
Philippe pardonne moi d’avoir d’avoir mêlé mes rêves à ce texte que j’adore.
Sans oublier encore une fois l’auteur de l’illustration: Selçuk. PHB