Anne Sinclair, qui n’avait que quatre ans, aurait rappelé à Marie Laurencin de bien faire attention à la couleur de ses yeux. Et la peintre, qui fut la compagne d’Apollinaire, a réalisé de l’actuelle journaliste bien connue, un touchant portrait. C’est l’une des anecdotes, paisibles parmi d’autres bien plus dramatiques ou intenses, que l’on peut relever dans «21 rue La Boétie», le livre écrit par Anne Sinclair sur son grand-père, le marchand d’art Paul Rosenberg.
Il serait facile d’écrire que « tiens, elle a rédigé son propre portrait en creux ». Mais non, il s’agit bien d’une biographie de son grand-père. Entre les lignes tout de même, on entend bien la petite fille puis la jeune fille qu’elle fut, mais Anne Sinclair a su s’effacer au fil d’une écriture bien tenue et souvent affectueuse, sur quelque 300 pages.
Cette volonté de raconter l’histoire de Paul Rosenberg, qu’elle appelle familièrement Paul, est venue semble-t-il d’une démarche récente auprès d’une antenne de la préfecture afin d’obtenir le renouvellement de ses papiers d’identité. Comme tout le monde et de surcroît comme ceux nés à l’étranger, la journaliste a dû faire face aux tracasseries de l’administration française, ce qui lui a remis en mémoire de mauvais souvenirs liés aux lois anti-juives durant l’occupation et aux questions que l’on posait à cette époque.
La deuxième guerre mondiale est prépondérante dans ce livre consacré à Paul Rosenberg. L’hôtel chic qu’il habitait au 21 rue La Boétie fut réquisitionné par les allemands pour en faire un institut d’études des questions juives et ethno-raciales dont on imagine sans peine la finalité dégoûtante. Les Rosenberg ont heureusement eu le temps et les moyens de fuir pour New-York. C’est là que Anne Sinclair naîtra en 1948.
Mais en marge de la guerre et de ses drames il y a ce portrait passionnant de Paul Rosenberg marchand d’art. Ses relations avec Renoir, Matisse, Braque et surtout Picasso nous éclairent sur la vie de beaucoup d’artistes, sinon d’un jour nouveau, au moins sous un angle inédit. Le flair de Rosenberg est légendaire même s’il ignorera parfois de futures grandes signatures et qu’il éconduira via une réponse «cinglante, grossière et peu visionnaire», Salvador Dali.
Le «21 rue La Boétie» apporte sa pierre à l’histoire de la peinture moderne grâce aux fouilles d’Anne Sinclair dans les archives et notamment la prolifique correspondance que son grand-père entretint avec les artistes et notamment Picasso. Le premier lui donnait du «Mon cher Pic» et le deuxième lui répondait par des «Mon cher Rosi».
Vie quand même fabuleuse pour cet homme malgré tout tourmenté qui écrivait à Matisse que la vie c’est souvent un «quart d’heure de bonheur» et le reste fait «d’ennuis, de souffrances et de doutes».
Le livre comporte aussi quelques photos personnelles avec notamment une photo de Paul Rosenberg dont le regard noir et intense n’est pas sans rapport avec celui de son ami Picasso. On y voit l’intérieur du 21 rue La Boétie et les toiles accrochées au gré des expositions. L’écrivain Céline devant la même adresse lorsqu’elle a été inaugurée en tant qu’institut voué aux questions juives, le portrait de «Paul» par Picasso, ainsi que celui d’Anne Sinclair par Marie Laurencin et encore Anne Sinclair photographiée aux côtés de Picasso.
La vie de Paul Rosenberg a un peu été celle d’Anne Sinclair qui laisse entendre qu’elle ne se rendait pas toujours compte à quel point la sienne était, par voie de conséquence, privilégiée. Bien écrit et bon à lire, ce livre sonne juste, en même temps qu’il draine pour le lecteur, des informations et des anecdotes intéressantes dans le domaine de l’art, par une journaliste soucieuse de renouer avec ses sources, ce qui est bien le moins dans ce métier.
PHB
Marie Laurencin quelle surprise
A-t-elle rencontré Joe Dassin (qui évoque cette artiste peintre dans « l’été indien ») ?
Bonjour.. Je partage votre opinion sur cet ouvrage, avec une précision complémentaire: j’ai lu « 21 rue la Boétie » en pointillé, en de multiples lieux et circonstances, et j’en ai retenu la sensation d’avoir visité longuement un tableau impressionniste.
Sans doute est-ce une excellente façon d’aborder cette biographie d’un grand père, qui est aussi le remarquable portrait d’une époque.
Bel hommage filial. Et quel portrait par Marie Laurencin, avec des yeux au Bleu de Ceruleum !
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