Farewell Julius Cordea

Photo: PHB/LSDPSauf l’infirmière qui venait de s’assoupir, Julius Cordea agonisait seul. Il n’était pas inquiet, mais il s’ennuyait. Depuis la veille, depuis le transport en ambulance jusqu’à sa chambre d’hôpital, il avait correctement joué le jeu du mourant. Sa maladie comme sa grande faiblesse rendaient son interprétation très crédible. Julius soupirait et comprenait mieux pourquoi il était convenu d’écrire « jusqu’à son dernier soupir ». Cette mort annoncée ne lui ressemblait pas. Lui qui s’était toujours vanté de maîtriser sa destinée, ou de savoir éviter ce qu’il ne pouvait raisonnablement contrôler, se trouvait bien veule tandis que sa fin s’annonçait.

Julius fit un effort. Il puisa au fond de lui-même tous les restes énergétiques qu’il lui était possible de trouver. Humour, dérision, cynisme, colère, indignation, férocité aussi, il vidangea jusqu’à la dernière goutte de ce qui avait été ses carburants quotidiens. De quoi lui redonner vingt minutes d’autonomie et ce serait bien suffisant. Il se redressa. Aidé par les barreaux blancs du lit qu’il agrippa d’une main, il pivota sur son séant et ses pieds se retrouvèrent pile à la verticale de ses pantoufles Dior. La fièvre lui envoya une nouvelle bouffée brûlante, terrible celle-là, qui l’obligea à faire une pause pour rassembler à nouveau ses forces.

Il y avait son peignoir de soie bordeaux qui l’attendait à moins de deux mètres  accroché à la patère de la porte. Dans l’une des poches, il savait pouvoir trouver son paquet entamé de cigarettes espagnoles ainsi que son briquet noir. Mais l’agonie trahie dans son œuvre transformait cet objectif en exploit sportif.

Alors au lieu de « bander ses muscles » comme le faisaient les héros dans la littérature de son enfance, il adopta une ultime attitude, celle qui ne lui avait jamais manqué dans les moments délicats: un mélange de légèreté, de distance, de snobisme et de mépris. Il se leva d’un seul coup et maintint sans effort apparent la position droite, la tête bien dans l’axe du corps. Il aurait voulu qu’on le regardât, qu’on l’admirât même un peu, pour cette bravade de vieux gamin. Mais personne, à cette heure avancée de la nuit, n’était là pour le voir. Tel un très vieux surfeur, il glissa sur ses pantoufles jusqu’à proximité d’une petite terrasse utilisée par le personnel hospitalier pour les pauses cigarettes.

Depuis la balustrade, il voyait les toits de la ville. La circulation devait être fluide car l’on n’entendait plus les habituels coups d’avertisseurs, les sirènes autoritaires des voitures de police qui faisaient de cette ville en journée, comme un supplice pour les oreilles. Mais Julius ne sortait jamais le jour.

Avant d’allumer sa cigarette, il huma le vent de cette nuit-là tout en estimant sa vitesse de déplacement dans l’air à vingt-cinq kilomètres heure. Le parfum était composite. On y sentait un reliquat d’été encore épargné par les effluves dominantes de l’automne. Peut-être en raison de la fièvre qui le rendait plus olfactif qu’à l’accoutumée, Julius flairait des fragrances légèrement sucrées d’humus qui devaient venir de la campagne proche ou plus bêtement du bouquet de marronniers qui encadrait le parking en bas. En fermant les yeux il discerna aussi une odeur de marée montante alors que la mer, elle, était bien éloignée de la ville. L’atmosphère était douce mais traversée de courants d’airs nettement plus frais et Julius se dit : « tiens, tiens, c’est le vent des étoiles ».

Il ouvrit les yeux, fouilla dans ses poches et alluma dans sa paume repliée en cornet, une de ces fameuses cigarettes qui l’accompagnaient depuis toutes ces années. Personne n’était là, donc, pour observer ce demi-dieu souriant depuis son balcon à la vue du monde. Bien sûr le cheveu était blanc mais la brise le faisait joliment onduler. Son pyjama ainsi que son peignoir fasseyaient comme les voiles non bordées d’un dériveur sur le départ. Julius pensait qu’il venait de jouer un joli tour à la mort. Il s’amusait comme un dragon à exhaler la fumée en double sillage par le nez puis en jets latéraux en tordant la bouche à droite ou à gauche et enfin en expirant avec force un beau panache vertical. Le vent calmait sa fièvre. Il se dit que tout ça c’était des blagues, qu’il allait appeler un taxi et rentrer chez lui. Et Julius s’affaissa dans un silence soyeux. Au centre de son peignoir rouge on aurait dit une fleur fanée.

Un peu plus tard, il faisait toujours nuit, une jeune femme en blouse blanche alla frapper de son doigt replié à la fenêtre d’une longue automobile noire garée en aplomb de la chambre de Julius. La vitre coulissa. Il y eut un bref échange de mots avec une conductrice. On ne voyait pas grand chose d’elle. Il n’y avait que la faible lumière du plafonnier pour l’éclairer. La fumée de cigarette qui stationnait en nappes stratifiées dans l’habitacle contribuait à rendre la silhouette de son visage indécise. L’employée de l’hôpital ne se souviendrait que d’une longue chevelure noire et d’une frange qui masquait complètement le front. Le maquillage, sombre, était accentué par des cernes comme tracées par un pinceau. La conductrice tendit un bout de papier qu’elle avait arraché de son agenda après avoir griffonné un numéro de téléphone. Il y eut le bruit discret du moteur électrique actionnant la fermeture de la vitre puis le démarrage à peine audible du moteur et la lumière soudaine des phares qui éclaira l’accès aux admissions d’un double faisceau jaune.

PHB

Photo: ©PHB

 

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Nouvelle. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.