Osons le postulat, certes gratuit, que les lecteurs des Soirées de Paris fréquentent peu les salles de bal. Et que, à leurs oreilles, la salle de bal évoque une mosaïque bruissante de rumeurs mondaines, plus ou moins festive, peuplée de héros tolstoïens, de valses viennoises et de jeunes filles riches starisées en débutantes par les gazettes mondaines. Faisons à ces lecteurs une proposition un peu adverse à inscrire à leur carnet de bal parisien : une visite à la salle de bal du baron Wendel au musée Carnavalet (les gardiens du musée savent indiquer le chemin de ce parcours qui se mérite).
Parce que, là, c’est un saisissement de majesté et de calme au profit d’une pure beauté presque sombre et silencieuse. La reine de Saba, protégée de voiles rouges qui s’accrochent aux nuages sur un fond peint à la feuille d’or blanc, s’apprête à quitter son trône pour rejoindre le roi Salomon dans un défilé d’acrobates, de musiciens, de jongleurs et d’éléphants. Les uns et les autres se reflètent dans des portes-miroirs, installant dans cette salle que les touristes affairés traversent sans pause, une féérie fantastique.
L’œuvre est signée José Maria Sert, un artiste assez méconnu en France mais beaucoup plus renommé en Espagne, son pays d’origine. Sert est un «peintre-décorateur». Il le revendique. Il en avait la vocation. Mais ne pas comprendre peintre-décorateur au sens de celui qui va refaire votre 3 pièces-cuisine-salle de bains défraîchi. Non, Sert est un peintre qui, dans la première moitié du 20ème siècle, a imaginé des décors grandioses pour de riches mécènes dans leurs luxueuses résidences à Paris ou dans leurs ambitieux gratte-ciel à New York (Building RCA de Rockefeller) ou pour de plus austères institutions publiques, comme le bâtiment de la Société des nations à Genève.
Sert, «Le Titan à l’œuvre» : voici le titre dont le Petit Palais à Paris gratifie l’artiste et qui expose – encore pour quelques semaines (jusqu’au 5 août) – les réalisations marquantes de son parcours. En soi, c’est déjà une gageure : comme l’indiquent les commissaires de l’exposition, il est difficile d’apprécier toute la valeur d’un décor hors de son environnement qu’il s’agisse d’un hôtel particulier, d’une institution onusienne ou d’une cathédrale. Sauf que Sert s’appuyait sur une méthode de travail extrêmement méthodique : maquettes, photos, santons, esquisses… L’éventail de ses outils est vaste. Leur présentation au côté des œuvres qu’ils ont contribué à faire émerger reste pédagogique sans frôler l’ennui. Et l’ensemble est porté par une énergie flamboyante, une palette de couleurs qui sait marier des arrière-plans vert-bleutés ou grisés, fondus, distants, servant de faire-valoir à des avant-scènes vives, rouges, dorées, chamarrées…
La commande que lui fait Arthur Capel d’un décor de salon est un choc tel que le Petit Palais lui réserve une salle : «Les Quatre Saisons» mariées aux quatre continents (l’Amérique nord et sud compte pour un). C’est lumineux, gai, radical. Le paravent peint pour Coco Chanel, dans la salle voisine, n’est plus sobre que par sa taille. Les maquettes des décors de la cathédrale de Vic valent tant pour leur virtuosité que pour l’ambition et la passion de l’artiste : c’est après un voyage à Assise qu’il entend faire du décor de cette église l’œuvre de sa vie. L’histoire de cette cathédrale, brûlée aux premiers jours de la guerre civile comme symbole du catalanisme, est celle du chantier toujours recommencé, en dépit des obstacles et des désordres politiques espagnols.
La politique justement ? Peut-être le talon d’Achille du parcours de Sert qui, comme beaucoup d’autres, cultiva au fil de la 2ème guerre mondiale des amitiés trop intéressées avec des représentants d’un pouvoir nationaliste en Espagne et collaborationniste en France. Au service de la défense de l’art, peut-être. Sert était avant tout un mondain, mondain amical sans doute fréquentant tant les mécènes que les artistes : outre Chanel, Cocteau, Diaghilev, Vuillard, Bonnard, Valloton, Satie… comptent dans son premier cercle. Ils sont tous à retrouver au Musée d’Orsay qui consacre à Misia, première muse et première épouse de Sert, personnage central du Paris artistique des premières décennies du 20ème siècle, une exposition complète (jusqu’au 9 septembre) qui permet de mieux décrypter le monde de Sert, sans limite artistique.