Elle parle. Sa voix est rauque, usée par trop de cigarettes. Je me laisse bercer par son accent polonais, par son français aussi avec ses féminins maladroits ou ses masculins incertains. La bouteille de whisky est déjà à moitié vide, le cendrier est déjà bientôt plein. La ville dort. Une musique qui semble lointaine monte de la rue. Une voiture qui passe. Hannah, ce pourrait-être son prénom, dans ce récit certains sont vrais, d’autres non, mais peu importe. Cette histoire est sans doute vraie, peut-être pas, mais peu importe aussi.
Hannah venait d’apprendre la mort de Jean, son ancien mari. La dernière fois qu’elle s’est rendue en Pologne, c’était il y a trois mois. Elle voulait le voir une dernière fois, elle savait que la maladie avait déjà triomphé. Ils avaient un peu parlé, elle lui avait massé ses épaules douloureuses. Et puis, comme toujours, malgré la mort comme seule spectatrice, tout a dérapé. Elle n’avait pu s’empêcher de lui glisser : «Tu devrais tout raconter à notre fille, à ta femme aussi». Le teint cireux du visage de Jean reprit un instant vie : « Dégage ! » fut sa seule réponse.
– Tout a commencé quand je lui ai demandé le divorce.
– Quand était-ce?
– 1980. Il est entré dans une colère folle, et m’a alors tout déballé. Je sentais le monde s’échapper sous mes pieds. Je m’attendais à tout sauf à ça. Oui, il s’était servi de moi et je n’avais rien vu. Non, je ne l’avais jamais rendu amoureux. Il connaissait mon grand ami Christophe à l’université. Il lui fut facile de me rencontrer. Je traînais pas mal alors dans les milieux dissidents de Varsovie. Une fois, j’ai même été arrêtée avec celui qui deviendra, après la chute du Parti communiste, ministre de l’Intérieur !
Hannah sourit. Elle alluma une nouvelle cigarette.
– Jean s’est servi de toi ?
– Mes copains l’intéressaient plus que tout, et moi connement amoureuse, j’allais bientôt me faire «inséminer» par lui pour ensuite m’enchaîner d’une bague au doigt. Bravo Hannah, le Parti me sera éternellement reconnaissant !
Elle reversa du whisky dans son verre à peine vidé.
– Et tu ne t’es doutée de rien ?
– Non, jusqu’au jour où j’ai voulu divorcer pour une histoire de cul. Dès le lendemain, un homme vint me voir, beau, une extraordinaire intelligence. J’étais chez moi, à Varsovie. Jean travaillait en France depuis 1974. L’homme commença par m’expliquer que si je persistais à vouloir divorcer, il déballerait tout. Mes copains seraient ravis d’apprendre que tous leurs faits et gestes étaient dûment consignés dans les archives de la police d’Etat, et tout ça, grâce à moi. Mais le pire de l’histoire fut quand l’homme m’ordonna de partir avec ma fille rejoindre Jean à Paris. Tout tournait dans ma tête : il faut prévenir mon directeur, et les papiers, je n’ai pas de passeport ! Mais à chacune de mes questions, l’homme, toujours imperturbable, me répondait que tout était réglé.
– Et tu es parti rejoindre ton mari à Paris.
– Il pouvait par sa mère prétendre à la double nationalité, polonaise mais aussi française. C’est incroyable, mais en moins d’un an, on recevait mon mari, Martha ma fille et moi nos papiers nous conférant la nationalité française !
– Et après, qu’as-tu fait à Paris ?
La nuit se faisait moins noire et les merles commençaient leur tour de chant matinal.
– Avec Jean, des jours on faisait l’amour, d’autres on s’étripait… dans l’ombre de l’homme qui ne m’a jamais lâché.
– Quel était son nom ?
– Je n’ai jamais su, ni son nom, ni son prénom. Il apparaissait comme ça. Après il a voulu me former en une sorte d’espion dormant. Il me donnait des codes à apprendre, il a même voulu me former au tir, mais là, j’ai refusé.
– Et votre couple de bons Français ?
– J’ai vite compris mon rôle. Jean travaillait pour un gros groupe industriel spécialisé dans l’énergie et régulièrement il partait en Grèce visiter des chantiers de centrales électriques. Pendant ce temps, on m’envoyait faire du tourisme en Roumanie ou ailleurs. Quand il revenait, il me donnait une enveloppe que je donnais à d’autres contacts.
– On vous payait, je suppose ?
– Un jour, l’homme m’a demandé pourquoi mon appartement de Varsovie était si petit. Comme je lui ai répondu que nous n’étions pas assez riches pour en avoir un plus grand, il éclata de rire, rajoutant qu’il allait s’occuper de cela. Mais Jean avait sa part d’idéal, il refusa l’argent qu’on lui proposait. Je sais qu’aujourd’hui des amis que j’ai perdu de vue, mais toujours dans l’œil des revues «people», vivent dans des appartements géants, ont des yacht, et moi je n’arrive pas à boucler le mois… mais bon.
– Et cela a duré jusqu’à quand ?
– Je ne sais plus, 1990 avec les années Solidarność sans doute. Puis j’ai enfin divorcé, Il est reparti avec notre fille à Varsovie, j’ai voulu rester à Paris.
– Triste ?
– Non pourquoi ? Ma fille m’en veut, je ne vois pas mon petit-fils et j’ai découvert la mort de Jean par hasard. Quant à mes revenus, ils sont plus maigres qu’un jour sans pain. Mais j’ai vécu, j’ai aimé, j’aime encore…
La bouteille de whisky est presque vide, le cendrier qui a été déjà vidé, est à nouveau bientôt plein.
Le ciel se tache de bleu clair. Mes rosiers sur la terrasse sont magnifiques, Hannah est sortie pour les regarder, sa cigarette au bec.
Il est l’heure d’aller dormir.
Un scénario pour Jeanne Moreau, un script pour une BD tchèque…