A la question « Quel livre emporteriez-vous si vous deviez vous échouer sur l’Ile chère à Daniel Defoe ? », ce n’est pas un unique ouvrage mais toute une caisse de bouquins qu’embarquerait Frédéric Beigbeder ! En Robinson papivore redoutant la fin de l’édition papier avec l’essor du livre numérique, l’écrivain classe à l’usage de ses semblables les 100 ouvrages qui méritent selon lui d’être conservés au XXIème siècle.
Son hit parade à rebours, son Top 100, va du rêve cauchemardesque « Fin de party » (du Suisse Christian Kracht) au nihiliste « American psycho » (de l’américain Bret Easton Ellis) – deux livres prémonitoires – en passant par des ouvrages d’auteurs aussi différents que Karen Blixen (« La ferme Africaine »), Henry Miller (et ses deux « Tropiques »), André Gide (« Paludes »), Jean Cocteau (« Œuvres poétiques complètes ») ou Jean Echenoz (« Je m’en vais »)… Avec une préférence marquée pour les auteurs anglo-saxons : Salinger, Fitzgerald, Hemingway, Joseph Mitchell, Kerouac, Kurt Cobain…
Le classement révèle l’homme. Avec une subjectivité assumée, l’écrivain de bonne famille évoque avec une tendresse particulière les auteurs carburant au jus de raisin fermenté, aux stupéfiants et à la poésie en ce qu’elle a de révolutionnaire. Amateur de jolies frimousses, noctambule mélancolique volontiers déjanté, voire junkie à ses heures (il en a fait le point de départ de son précédent ouvrage « Un roman français » couronné par le Renaudot), Frédéric Beigbeder parle avec humour et dérision d’ouvrages qui lui ressemblent, dans lesquels il se reconnaît. Le talent implique de l’ego affectionnant le jeu de miroirs…
Deux fois nominés au classement, Jean-Paul Toulet est son modèle. «Toulet eut une vie dissipée, qui est un hymne à l’amour et aux alcools forts, une chanson de geste tendre et triste : il est le plus grand fêtard mélancolique jamais enterré à Guéthary (avant moi, le plus tard possible)» dit-il du poète béarnais qui aimait faire la bringue dans le Paris branché de 1900. Toulet a laissé sur l’amour des vers aussi désenchantés que son contemporain Apollinaire. «Mon cœur, si doux à prendre, Entre tes mains, Ouvre-le, ce n’est rien, Qu’un peu de cendre», a versifié celui-ci. «Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne», répond en écho plus joliment Apollinaire…
Quand il décrit les œuvres qu’il a sélectionnées, le romancier Beigbeder ne s’oublie jamais tout à fait. Ainsi confie-t-il, à propos d’Antoine Blondin (4ème à son hit parade), «le roman parfait est un roman qu’on pourrait recopier de la première à la dernière ligne. J’ai souvent essayé, vainement et besogneusement, de plagier cette désinvolture taciturne, sur fond de chaleur humaine. Les plus grands écrivains sont ceux qui parviennent à se dévêtir en toute pudeur». Sous l’hommage perce l’envie.
Des ouvrages qu’il a consommés, Frédéric Beigbeder parle avec une gourmandise recherchée. Des auteurs sélectionnés, il dresse un portrait mêlant érudition et anecdote. Ainsi peine-t-il à croire à la « légende » (pourtant vérifiée) selon laquelle Philippe Djian a en grande partie rédigé son premier livre dans une cabine de péage.
Son ouvrage est original en ce qu’il effectue d’intéressants rapprochements entre les œuvres et d’inattendus croisements entre les auteurs, répertoriés ou non au classement. Il tisse ainsi une sorte de maillage d’écrits et de plumitifs – un réseau littéraire à l’instar des réseaux sociaux. Certains auront envie de lire ou de relire les ouvrages référencés à la lumière de son prisme. D’autres détesteront son parti pris revendiqué.
J’avais en tête les deux derniers de ces vers de Toulet, j’ai retrouvé le début du poème sur le web, parfaitement « fêtard mélancolique » :
Dans Arles, où sont les Aliscams,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses,
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton coeur trop lourd,
Et que se taisent les colombes:
Parle tout bas si c’est d’amour,
Au bord des tombes.
Merci cher ami Jean-Michel pour cette si jolie poésie.