Le crocodile de Wenzhou Street

Si on suit bien le fil de la narration, il y a deux sortes de crocodiles à Taïwan, l’une au sens propre, l’autre au figuré. L’île abrite des reptiles du genre crocodylinae et une autre plutôt bipède, soit des hominidés en marge des sexualités normées. Là-bas, sur Wenzhou Street, habitait une jeune étudiante du nom de Qiu Maojin. Elle avait publié en livre en 1994 sur les inadaptés de Taïwan dont de toute évidence elle faisait partie sous le nom de Laz, l’héroïne probablement autobiographique du roman. On en parle parce que la chaîne Arte a diffusé un triptyque de mini-documentaires autour de cet îlot de démocratie, en mer de Chine. L’un des trois est titré « À Taïwan, l’amour homosexuel de Qiu Miaojin ». C’est lui qui suscite en nous l’envie de lire le roman « Les carnets du crocodile », dont la traduction française a été faite depuis peu. Entre la date de la publication du livre et le suicide de la jeune femme à 26 ans seulement à Paris, il y a l’écart de cet ouvrage posthume. Cette perspective funeste, annoncée en quatrième de couverture, donne une énergie toute particulière à la lecture des pages.

Mais tout commence par ce mini documentaire qui ne dépasse pas le quart d’heure. On s’y intéresse d’abord parce que Taïwan reste un mystère plus épais à nos yeux que l’île d’Oléron. Ce qui fait que la caméra nous embarque là-bas un peu comme ces gros bus Hop on Hop off à découvert, qui promènent les touristes dans les villes du monde entier. On y apprend que l’homosexualité là-bas, était quelque chose de compliqué à vivre. Il a fallu en effet attendre 1990 pour que cette petite république passe d’un État à parti unique sous loi martiale, à une démocratie multipartite. À maints égards, il convenait de vivre caché. Et le vélo était un moyen clandestin  de communication, pas seulement pour se déplacer, mais aussi pour connaître des relations amoureuses, soit en laissant des messages dans le panier du vélo, soit en juchant son flirt sur le porte-bagage, avec l’alibi d’un innocent transport.

C’est donc après, en compagnie de Laz, le personnage du roman, que l’on complète le documentaire. La protagoniste est aux prises avec des désirs qui ne correspondent pas à ceux qu’il est convenu d’éprouver, du moins à cette époque qui vécut les prémices puis la sortie d’un régime autoritaire. En quelque sorte, nous roulons parallèlement à son vélo, roue dans roue, comme sur le Tour. Et nous nous rendons même en sa compagnie, à une réunion de crocodiles, là où Laz réalise avec une joie mêlée d’étonnement, qu’elle n’est pas la seule à vivre une sexualité différente.

On guette mais on finit par apercevoir, les marqueurs d’un suicide annoncé. D’ailleurs elle ne le cache pas vraiment. Notamment quand Laz emménage chez son amie Xiaofan, laquelle la recueille « comme un chien errant ». Pour elle, ce sera les derniers jours heureux, de ses quatre années d’étude, « les dernières heures de lucidité d’une personne qui va mourir ».

Cependant qu’à Taïwan ou ailleurs, le dernier épisode de l’amour est toujours tragique. Et un jour que Laz explique à Xiaofan  pourquoi elle doit la quitter, l’autre lui répond qu’elle sait. « Elle a juste dit ces deux mots, raconte Laz, puis elle s’est tournée de l’autre côté. Détournée pour toujours. » Cela avant d’évoquer joliment l’allée des kapokiers, ces arbres au tronc finement tourné, et qui furent les premiers témoins de son entrée à l’université.

L’auteure Qiu Miaojin, a obtenu son diplôme de psychologie à Taipei. Elle est devenue une icône de la contreculture LGBTI. Une jeune femme interrogée dans le petit film diffusé sur Arte, explique que la première chose qu’elle cherche du regard dans la bibliothèque de quelqu’un, c’est ce livre, « Les carnets du crocodile ». Considérant qu’il s’agit d’un signe irréfutable d’appartenance à une certaine communauté. Le crocodile de Wenzhou Street, à force de faire du vélo à la recherche de quelque chose de finalement introuvable, en tout cas quelque chose de précaire, a fini par tomber pour de bon.

PHB

Voir le doc Arte
« Les carnets du crocodile », Qiu miaojin, éditions Notabilia, 19 euros
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2 réponses à Le crocodile de Wenzhou Street

  1. jmc dit :

    Dans une critique d’un autre de ces ouvrages, Dernières lettres de Montmartre, dont le titre suffit à situer et le lieu et l’état d’esprit de l’auteur, on trouve cette citation : « Oui, cette décision que j’ai prise de me suicider, elle n’a pas pour motifs une souffrance invivable ni le dégoût de la vie, au contraire, j’aime passionnément vivre, ce n’est pas pour mourir, mais parce que je veux vivre… ». Touchante jeune personne.

  2. Gilles Bridier dit :

    « les dernières heures de lucidité d’une personne qui va mourir »…Joyeuses Pâques!

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