Scabreux

Tous les témoignages concordent: en 1955, « L’Origine du monde », de Gustave Courbet, fut accrochée dans le bureau du docteur Jacques Lacan, à Guitrancourt, près de Mantes. Cachée, à la demande de Sylvia (Sylvia ex-Bataille, née Maklès , seconde épouse du docteur), derrière un panneau orné d’un paysage esquissé, réalisé par André Masson, son beau frère. Rapport aux voisins et à la femme de ménage « qui ne comprendraient pas », vue la particularité du sujet.  Cachée fut le destin initial de cette œuvre. Cachée, en 1866, dans la salle de bain de son premier propriétaire, Khalil- Bey, derrière un rideau vert. Des dettes de jeu le conduisent à la céder, trois ans plus tard. Le tableau disparaît jusqu’en 1889.

On le retrouve, chez l’antiquaire Antoine de la Narde, caché derrière une peinture, également de Courbet, intitulée « Château de Blonay ». En 1912, le baron Hataway en fait l’acquisition, à la galerie Bernheim-Jeune, et l’emmène à Budapest. Pour le cacher, par prudence, en 1942, dans un coffre de la Banque Commerciale Hongroise. Il échappe ainsi aux Nazis. Mais pas aux Soviétiques, à qui le baron pourra le racheter. Il traverse le rideau de fer, en 1950, caché dans une valise, et regagne Paris. Le baron, dans la dèche, le revend, en 1954, par l’intermédiaire d’un certain Pierre Grainville, amateur d’art. À qui ?

Quatre versions vont rendre opaque la nature de l’opération. Selon Élisabeth Roudinesco, sa biographe, Jacques Lacan en a fait l’acquisition, directement et pour son propre compte. Sylvia revendique une autre version: le couple l’a payé, chacun sa part, en des proportions restés incertaines. Mais elle se contredit bientôt: c’est bien Jacques qui est l’acquéreur, mais pour lui en faire aussitôt cadeau. En fait non, précisera-t-elle, postérieurement. Ayant repéré la merveille dans une petite boutique près de l’Opéra, elle l’a payé sur ses deniers. Toutes ces variantes ne sont pas dépourvues d’arrière-pensées, car les époux Lacan ne sont pas mariés « sous le régime de la communauté ».

Thibaud, fils du premier mariage de Jacques Lacan avec Malou Blondin, venu rendre visite à son père, peu de temps avant son décès le 9 septembre 1981, voit le tableau en bonne place. Revenant quelques jours après, il constate son remplacement par une gravure quelconque. Et « L’Origine du monde » disparaît à nouveau, y compris de l’inventaire de l’héritage Lacan.

Interrogée sur ce mystère, Sylvia répondra: « le tableau, quel tableau ? » Toutefois, une perquisition le retrouvera à son domicile, rue de Lille. Perquisition, car, comme souvent dans les familles gigognes dont le patriarche est richissime, un procès post mortem opposera d’un côté les enfants Blondin, de l’autre les Miller, nom marital de Judith, la fille de Jacques et de Sylvia, épouse de Jacques-Alain Miller, héritier spirituel de l’œuvre du Maître.

Le tableau fera sa première exhibition publique, en novembre 1988, au Brooklyn museum, dans l’exposition « Courbet reconsidered », présenté comme issu d’une « collection particulière ». Il est ensuite accepté à titre de dation, en paiement des droits de succession de Sylvia, en 1995. Dès lors, il figure au musée d’Orsay, et dans le bouche à oreille des touristes japonais. Chez eux, l’ostentation des toisons intimes constitue l’impudeur majuscule. Il faut voir les Nippons voyageurs, encore cognés par le décalage horaire, de passage à Paris entre Londres et Milan, plantés devant la Chose, pétrifiés, abasourdis, au summum de l’émotion. Car le réalisme de la composition atteint ce niveau.

Dans un rectangle de 55 sur 46 centimètres, apparait une touffe. Appelons un chat un chat. Une touffe superbe. À notre époque où la mode est au pubis glabre, sinon au « ticket de métro » résiduel, un gynécologue n’en rencontrera pas trois par an de cette classe. Non point broussailleuse, mais secrètement disciplinée, comme un jardin anglais. Le peintre est allé droit à l’essentiel, cachant le reste du modèle sous un habile drapé.

Sa reproduction constitue l’une des cartes postales les mieux vendues à la boutique du musée. Fanny Viollet, artiste brodeuse, en a malicieusement rhabillé certaines de petites culottes diverses, dont l’une, en délicieuses dentelles. Elle suivait ainsi la trace de Daniele Ricciarelli, assistant de Michel-Ange. Le pape Jules III ayant déclarée « obscène » la fresque du « Jugement dernier », il fut chargé d’en recouvrir les parties génitales, au moyen de vêtements appropriés, gagnant ainsi le sobriquet d’Il Braghettone, c’est-à-dire le caleçonneur.

Contrairement à l’usage, lors de la présentation publique de « L’Origine du monde », le pupitre du ministre de la Culture fut placé à l’entrée de la salle Courbet, et non devant le tableau. Si bien que pendant les discours rituels, les assistants lui tournèrent le dos. Philippe Douste-Blazy, également maire de Lourdes, ne tenait pas à apparaître, pour la postérité, auréolé de cette luxuriante pilosité féminine. Incompatible avec l’image de la « Cité mariale ».

 

Jean-Paul Demarez
Source image: Wikicommons, domaine public

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 réponses à Scabreux

  1. Yves Brocard dit :

    Que de rebondissements !
    Bonne journée quand même !

  2. Philippe PERSON dit :

    Pour rester dans la peinture, Sylvia Bataille, dont le premier mari fut Georges, était comédienne…C’est elle qui est l’inoubliable jeune fille dans « La partie de Campagne »… de Jean Renoir, le fils d’Auguste…
    Tiens, au fait, la soeur de Sylvia, Rose, s’est mariée à André Masson…

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