Un village qui n’oublie pas Apollinaire

La jeune femme souriait à la personne qui la photographiait. Laquelle était un mari, une amie, un ami, une sœur, un frère, on ne sait pas. Cette photo a été agrandie sur un panneau en bord de mer sur la commune de Kervoyal dans le Morbihan. Elle illustre surtout la maison en arrière-plan ayant survécu, selon la légende que l’on peut lire, à la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. On apprend aussi que la photo fut prise en 1948. L’auteur n’est donc pas mentionné. Cet agrandissement est très touchant. Il fige à l’évidence un moment de bonheur. Il est possible que celle qui cache ses yeux avec d’élégantes lunettes de soleil ne soit plus de ce monde. Mais la magie de l’image opère toujours sur le promeneur qui passe, avant qu’il ne s’engage sur la « Promenade Apollinaire », celle qui longe une anse, face à l’océan. Les environs immédiats sont très séduisants, hormis un bunker dûment tagué sur la plage. On ne s’ennuie quasiment jamais sur une plage. La mer interpelle au point de contraindre en douceur nos pensées à faire une pause. On en repartirait presque, comme Arthur Rimbaud, avec des semelles de vent.

Un amateur d’Apollinaire ne vient pas là par hasard. Parce qu’à l’été 1918 il y avait rejoint sa toute récente épouse Jacqueline. Il avait profité du séjour pour travailler à différents projets avec la pleine conscience d’avoir toute la vie devant  lui, maintenant que le grand conflit de 14, pour lequel il avait été mobilisé et gravement blessé, allait tout droit vers un armistice. Pour Apollinaire qui savait voir loin, qui connaissait les signaux préfigurateurs, qui flairait les aubaines et devinait où se cachaient les portes secrètes, pour Apollinaire enfin qui chassait ici de ses poumons, les derniers restes de gaz toxiques inhalés dans les tranchées, demain n’était que promesse. Et il avait hâte de retrouver son micro-domaine sous les toits du boulevard Saint-Germain à Paris, son perchoir où tant d’artistes étaient venus chercher une idée, un élan, une direction.

Mais il avait beau avoir un train d’avance, écrire des poèmes qui dominaient le milieu du terrain, scrutant sans cesse des horizons nouveaux à l’aide de sa longue-vue cérébrale, il n’avait pas vu la mort, celle qui ne l’attendait pas spécialement mais, qui frappait à l’aveuglette les malchanceux, grâce à un virus grippal exterminateur. Il étouffera littéralement le 9 novembre.

Ce qui fait qu’une déambulation dans les rues de Kervoyal n’est pas anodine. Car c’était bien la dernière fois qu’il allait voir la mer, lorsqu’il sortait le matin de la maison du Toul Menez, celle qu’il avait louée à la veuve Robert. Maison qui existe toujours avec des volets bleus repeints de neuf. Ici il s’était enchanté de tout, en bon enchanteur qui sait tout à la fois être le pourvoyeur et le client de la bonne magie, celle à même de faire scintiller une journée morne. A-t-il eu un pressentiment de sa fin prochaine, là entre le ciel, la mer et la plage? Probablement pas où alors, c’était comme une pression obscure, entre son cœur et son âme et qu’il n’a pas voulu identifier. Ou bien l’a-t-il confondue avec une  vieille peine amoureuse, car de ce côté-là il est vrai, il en fut quelquefois de sa poche.

Kervoyal n’est qu’un village et compte pourtant deux célébrités de passage. L’autre est l’écrivain Hervé Bazin (1911-1996). Lequel a découvert le site à l’âge de 17 ans. Il est l’auteur de « Vipère au poing » ou de « La mort du petit du cheval ». Dans ce dernier roman, il évoque la maison Kerfleuret, dénommée ainsi parce que son propriétaire, Monsieur de Mérignac, était féru de ce sport. C’est ce que l’on apprend sur un panneau planté devant. Là où les histoires finissent par se toucher, dans ce shaker singulier qu’est la vie, c’est qu’Hervé Bazin a été lauréat du prix Apollinaire en 1947 pour un recueil de poèmes. Depuis les nuages tout là-haut, Apollinaire devait sourire puisque lui aussi n’avait pas une maman bien commode tous les jours, buveuse, fumeuse, joueuse, excessive et exclusive.

Tout cela forme comme une sorte de boucle que l’on  distingue mieux lorsque les nuages font ceinture depuis la plage de Kervoyal et que le sable finit par s’immerger dans l’onde avec un doux crissement et quelques chuchotis.

PHB

Photos: ©PHB
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5 réponses à Un village qui n’oublie pas Apollinaire

  1. Jacques Ibanès dit :

    Merci pour cette chronique inspirée qui va aller droit au coeur des fervents d’Apollinaire !

  2. Olivier Rauch dit :

    Merci pour cet article qui mentionne H. Bazin, auteur hélas tombé dans le purgatoire des Lettres. Deux petites corrections : H.Bazin est décédé en 1996 (et non 1966) et a obtenu le prix Apollinaire (qui est un prix de poésie, rappelons-le), pour « Jour » ( et non pour « La mort du petit cheval » ce roman autobiographique.

  3. MARIE PIERRE SENSEY dit :

    Très beau texte
    Merci

  4. jmc dit :

    Merci cher Philippe pour ce reportage en Morbihan.
    Gageons qu’il y en aura d’autres.

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