En matière de pacifisme, Houlagou Kahn, le petit-fils de Gengis Kahn, avait pour le moins une réputation à parfaire. Mongol à l’esprit destructeur, opérant du côté de l’Irak, il mit à sac Bagdad. Durant quarante jours, il brûla les palais, les collèges et les bibliothèques, égorgea les enfants et les hommes, réserva les captives pour ses troupes. Afin de faire bonne mesure, il exécuta le calife et ses deux fils. Ceci se passa l’année même où le poète Saadi acheva la rédaction du « Gulistan » (jardin des roses) fameux recueil de poèmes et d’anecdotes, comme écrites au son d’un luth. Après Omar Khayyâm et Hâfez, les éditions Seghers publient dès aujourd’hui le troisième volet des poètes persans, traduits et introduits par Pierre Seghers. Le tout dans cette édition carrée si joliment maquettée, se reconnaissant au premier coup d’œil. Nous sommes au pays des livres et plus que jamais, il convient de défendre cette position, des signes d’appartenance, en un temps où tout se défait précisément comme une ceinture de roses.
« Livre de délassement, de morale souriante et de longue vie, le jardin des roses, concluait Pierre Seghers, est à chaque page un livre de plaisir et de surprises, celui d’un conteur épris du théâtre de la vie et de la saveur de chaque instant ». Pierre Seghers a dû, lors de son chantier de traduction, prendre un plaisir au moins égal aux lecteurs qui par la suite (en 1977) et grâce à lui, ont pu découvrir Saadi. Au point qu’à la fin de cette trilogie ressortie en pleine lumière, on peut se demander parfois si l’introduction ne vaut pas le contenu tant elle miroite l’inspiration d’un interprète conquis. Il faut dire que Pierre Seghers (1906-1987) était aussi un poète et que la fréquentation de Saadi, Omar Khayyâm et Hâfez, ont conféré à sa propre écriture un esthétisme raffiné, sans pour autant négliger l’information historique sur une époque quand même un peu révolue, depuis en l’occurrence sept siècles. Un bonheur que ce morceau de bravoure littéraire, pour lequel Seghers n’a pas failli. C’est une litote on l’aura compris.
Il est d’évidence fasciné par cet orient et par Saadi l’un de ses protagonistes, le poète le plus lu à travers le monde et qui finira presque centenaire, passant au travers des mailles des mille dangers de l’époque où l’on pouvait se faire occire pour un battement d’œil mal compris. Trente ans était une moyenne de vie rappelle Seghers, lequel raconte que Saadi aurait pu ne pas revenir de sa captivité par les Croisés Francs, qui se doutaient ou pas de la valeur de leur otage. Il fut en tout cas racheté pour dix dinars-or afin d’être marié avec la fille du libérateur. Mais Saadi préférera prendre le large, « allant de boutre en chameau, de taverne en mosquée, de hutte en jardin ».
Moraliste, sachant finement critiquer les puissants à travers de fausses flatteries, Saadi distribuait des conseils, soit dans son « Gulistan » soit dans son « Boustan » dont le titre signifiait, « le jardin des parfums et des fruits ». De toute évidence Seghers voyage depuis son bureau d’écriture avec un plaisir savamment ponctué. Il dit entendre avec Saadi « les histoires des grands et des petites gens », il avoue respirer dans sa prose « les épices, le camphre, l’encens et la myrrhe » et se régale enfin d’une vie quotidienne foisonnante entre Bagdad et Chiraz, avec les « amoureux et les brigands, les courtisans et les lutteurs, les dignitaires et les esclaves, les artisans, les pipeurs de dés et les chevelures ».
Une fête olfactive qu’il nous décrit avec une virtuosité maîtrisée, évoquant encore les parfums de santal et de poivre, l’ambre, le musc, l’aloès, le jasmin, tandis que non loin « chameaux et chamelles baraquent » (s’agenouillent ndlr). Et c’est sans compter les sons qu’il nous transmet -c’est incroyable- car il nous fait entendre, à côté de « femmes aux doigts teints » et glissant dans les ruelles, « crépiter les grenats du soleil sur la peau d’onagre des tambours », les conversations de vanniers et fripiers autour de la qualité des joncs et des étoffes, comme le feraient aussi bien, décrit-il avec gourmandise, des « philosophes ».
Seghers n’oublie pas de mentionner que les contes de Saadi, s’ils ont une valeur d’enseignement, s’ils portent conseil, n’en sont pas moins des « divertissements ». Et de ne pas s’étonner que de nos jours encore, la foule d’Iran « vienne spontanément prier et s’incliner », à Chiraz, devant le mausolée de Saadi. Ah oui? Et le mausolée de Seghers à Montparnasse alors, qui y pense? Il n’est pas interdit parfois de préférer l’exégète et le traducteur, à un poète si magistralement traduit.
PHB
Le plaisir de traduire, Pierre Seghers savait le communiquer avec un enthousiasme de jeune homme qui ne l’a jamais abandonné. J’ai eu le privilège d’assister à la présentation des recueils dont vous parlez, publiés dans les années 70. Sa ferveur communicative est demeurée inoubliable en moi.