Le 9 novembre 1989, à 18 heures, le camarade Günter Schabowski, secrétaire du Comité central du SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne), commençait une conférence de presse. À l’ordre du jour, de nouvelles mesures suspendant les conditions très restrictives de voyage à l’étranger des citoyens de la République Démocratique. L’ouverture des frontières entre la Hongrie et l’Autriche, six mois plus tôt, la pression populaire est-allemande, rendaient intenable le verrouillage en vigueur. À 18h57, un journaliste italien, Ricardo Ehrman, risque la question sur la mise en pratique de ces dispositions. Pris au dépourvu, l’orateur s’empêtre dans ses notes, et laisse échapper: « pour autant que je sache, immédiatement!» Réponse retransmise en direct à la télévision et la radio d’État. Très rapidement, des centaines de Berlinois de l’Est se pressent au poste de contrôle de Bornholmer Strasse. À 23h30, ils sont plusieurs milliers. En l’absence de consignes, Harald Jäger, l’officier commandant les gardes-frontières hésite à faire tirer, mais comprend vite que lui et ses hommes seront, dans ce cas, écharpés sur place par la foule. Il donne l’ordre de lever les barrières.
Il est imité rapidement aux autres points de passage. Un flux unidirectionnel se précipite, incontrôlable. Les plus hardis escaladent le mur. Dès le lendemain, à coups de pioche et de marteaux piqueurs, des individus commencent à y ménager des brèches, sous les applaudissements des spectateurs. La Volskpolizei ne bronche pas. À 19 h, le général Boris Snetkov, à la tête des forces armées soviétiques en République Démocratique fait savoir que ses 350.000 soldats sont cantonnés dans leurs casernes, et que, bien entendu, ils n’interviendront pas dans cette affaire intérieure. Le mur de Berlin est en train de tomber, définitivement. Il avait été édifié très rapidement, à partir du 12 août 1961, avec l’aval de Nikita Kroutchev. Soucieux d’achever la mise en place de la Patrie socialiste, Walter Ulbricht avait donné l’ordre de construire une barrière de protection anti-fasciste (Antifaschistis-cher Schutzwall). Il entendait ainsi faire face aux manœuvres hostiles des revanchards de Bonn, laquais de l’impérialisme américain.
En novembre 1989, l’idéal de paix et de solidarité entre les peuples ayant triomphé, le mur de Berlin, perdant sa raison d’être, fut livré aux pelleteuses. Un ouvrier du bâtiment, Volker Pawlovski, s’est alors pointé, de chantier en chantier, achetant, pour quelques fifrelins, plusieurs centaines de tonnes de déblais. Les stockant dans un entrepôt, il pourra ainsi, pendant des générations, approvisionner les échoppes de souvenirs de la capitale de l’Allemagne réunifiée. Le fragment de mur constitue, de même que la porte de Brandebourg en boule à neige, la friandise rapportée de son voyage par le touriste de goût. L’article est à la portée de tous les budgets, décliné en plusieurs catégories. 3 euros, la poussière contenue dans une petite bouteille, de 10 à 50, selon grosseur, les parcelles présentées sous plastique ou montées en aimant pour frigo. Des blocs entiers sont accessibles, vers 7ooo euros, si plaisants pour décorer son jardin. Il s’en est d’ailleurs vendu pour 550.000 euros, le 23 juin 1990, aux enchères, à Monaco. À l’initiative des derniers dirigeants de la DDR. Aujourd’hui, les quelques parpaings restant en place sont conservés pour l’instruction des générations futures À l’image du « checkpoint Charlie », guérite devenue symbole de la guerre froide.
Le gris ciment s’avérant peu attractif, l’entreprise Volker a pris la liberté de rehausser l’allure des échantillons de bombages de couleurs. Rapport à la préférence de la clientèle. Car à la fin des années 1980, des graffiteurs s’étaient attaqués à certains endroits, côté ouest, de l’édifice, hors de portée des mitrailleuses. Et les amateurs manifestent un tropisme marqué pour les parties taguées. La firme se prétend la seule habilitée à vendre ces morceaux d’histoire contemporaine, avec un certificat d’authenticité. Mais, comme souvent, des faussaires se sont infiltrés dans ce marché très lucratif. Des vendeurs à la sauvette font concurrence aux magasins officiels.
À l’initiative du journal Bild Zeitung, un chercheur de l’Institut de géologie berlinois a analysé plusieurs petits bouts du commerce. Il a mis en évidence, dans certains d’entre eux, des composés chimiques sans rapport avec le béton originel, coulé par une seule usine est-allemande. Le vrai est gris clair, parsemé de petits cristaux de couleurs noir et sable. Le terne légendaire, façon démocratie populaire, reste inimitable. Pour qui sait s’y prendre, la relique historique, sous réserve d’une présentation alléchante, constitue une évidente opportunité marketing. Avec les gravats du World Trade Center, il y aurait eu de quoi se faire « des couilles en or ».
Jean-Paul Demarez
Photo: ©JP-Demarez