Laisser le temps faire son œuvre

Rassembler des contenants faits de terre crue, copies de récipients réels après moulage, en remplir certains d’eau et laisser la gravité agir. Moyennant quoi l’œuvre va se métamorphoser au fur et à mesure que le temps passe et nul ne sait, en milieu de parcours, à quoi elle ressemblera exactement lors du baisser de rideau. Le travail ci-contre est signé Julia Gault, une artiste ayant fait le choix inverse de la plupart des acteurs du monde de l’art. Réalisée en 2018 et titrée « Où le désert rencontrera la pluie », l’installation n’a en effet pas vocation à être stabilisée ou figée. Relativement marginale, la démarche soulève quantité de questions intéressantes. De l’art pariétal à Picasso en passant par Léonard de Vinci, l’idée a toujours été que ça « tienne », ce que les hommes des cavernes faisaient déjà très bien. Et de nos jours, le métier de conservateur se fonde sur l’immobilisation, l’arrêt de la dégradation. D’un côté très fréquenté, il s’agit d’abord de créer pour la postérité. La Joconde par exemple, étant peu ou prou ce qu’elle était dès l’origine. De l’autre, sur les chemins de traverse, il s’agit surtout de contrôler l’œuvre du temps, en la guidant.

Il y a très peu de temps sur France Culture, on a pu entendre de la bouche du réalisateur Francis Ford Coppola, à l’occasion de son dernier film, que justement, « l’art c’est d’immobiliser le temps » et que si l’on ne veut pas être « soumis au temps », il faut devenir artiste. En fait, c’est une question de curseur, allant de l’immobilité raide à une œuvre s’écoulant littéralement sous l’effet de l’eau qui tombe. En choisissant cette voie précaire, Julia Gault se pose en ordonnatrice des flux, avec effet de sens.

Passionnant débat avec des aspects très terre-à-terre, touchant par exemple à la commercialisation d’une œuvre. Si elle ne dure que six mois, justifie-t-elle l’acquisition? Pourquoi pas… Toujours est-il qu’en choisissant une voie non-conventionnelle, une artiste comme Julia Gault doit répondre à des questions que le peintre « ordinaire » se pose peu. Au point qu’elle ne fait pas que des œuvres proprement dites. Elle vend par exemple des protocoles écrits, sortes de recettes livrées avec une base, permettant à l’acheteur de réaliser un projet « à la façon de ». Elle propose également son travail en photo ou en dessin. Ce qui est une manière de livrer quelque chose de stable aux inquiets, face à un montage rendu vivant par effet de dégradation, passant d’un stade à un autre et possiblement d’une pièce à l’autre, s’il faut pousser les choses à l’absurde.

Toujours dans cet état d’esprit agréablement déroutant, elle avait conçu en 2023 une sculpture étrange au sein de l’abbaye du Thoronet, édifice cistercien du 12e siècle. Un propos qui en rejoignait un autre, puisque le bâtiment situé en Provence, affecté dans son sous-sol par l’exploitation de la bauxite, menaçait dès 1975 de s’effondrer, verbe-clé dans le vocabulaire de l’artiste. Julia Gault avait donc entrepris, pendant que les humains normaux sont sous l’emprise de l’actualité en boucle,  de mouler une colonne du cloître puis de mouler l’empreinte avec de l’aluminium, comblant le tout avec de la terre de bauxite, afin de créer une tension expérimentale. Sachant que c’est avec de la bauxite que l’on obtient de l’aluminium, on aura compris le propos, renvoyant finement à la conviction artistique de l’auteur sur la transformation de la matière.

L’idée d’avoir chez soi une œuvre vivante, traçant son destin, a quelque chose d’à la fois troublant et séduisant. Il y a peu, il avait été mis aux enchères, un masque Fang (Gabon), dont l’une des particularités était de transpirer lentement grâce à un enduit à base d’huile de palme. La lenteur de la coulure avait même permis de dater le visage par rétro-calcul. Fascinant, intimidant, il avait pu décourager certains acheteurs, anxieux à l’idée de croiser chez eux le regard brillant d’un membre du peuple Fang.

Sinon pour les patients, ou ceux qui voudraient transmettre quelque totem original aux générations à venir, on peut toujours essayer de se faire une sculpture avec du minerai d’uranium. Avec le temps qui fait son œuvre, elle se transformera en plomb. Intéressant résultat pour lequel il faut tout de même compter quelques millions d’années d’attente. Par la suite le plomb est censé être inerte pour de bon. Rien qui ne découragera en tout cas, les amateurs de châteaux de sable, amoureusement dissous par la marée montante.

PHB

Le site de Julia Gault
Photo (1) ©Laurent Ardhuin Photo 2) ©Laurent Lecas

 

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7 réponses à Laisser le temps faire son œuvre

  1.  » Par le discours, on peut cautionner n’importe quoi.  »
    Philippe Levanthal.

  2. Welschbillig dit :

    « Décadence : État d’une civilisation, d’une culture, d’une entreprise, etc., qui perd progressivement de sa force et de sa qualité ; commencement de la chute, de la dégradation » – Larousse

  3. Annie T dit :

    Plus fort que la dégradation … à rebours du cours du temps :
    André LOMBARD et Welschbilig répondent peu après 5h à un billet envoyé à 7h02 !
    7h02, ainsi l’affiche ma page « courrier ».

    Merci pour tous vos messages que je lis avidement.

  4. Gérard dit :

    Pour le moment je ne comprends pas les trois commentaires précédent.
    Peut-être faut-il laisser le temps faire son oeuvre ?

  5. Isabel Violante dit :

    il avait pu décourager certains acheteurs, anxieux à l’idée de croiser chez EUX le regard brillant d’un membre du peuple Fang.
    Passionnant, merci!

  6. anne chantal dit :

    Juste une image, poétique et destructrice à la fois …A Ouarzazate, sud marocain, j’ai vu se déliter, se désagréger, dégouliner, sous des pluies diluviennes, des murs de terre rouge patiemment construits par des mains artisanes, datant de ??? Je l’ignorerai toujours ..

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