Mondanités

En cette avant-veille de Noël 1974, le Président Giscard d’Estaing eut envie de faire un petit quelque chose pour son premier ministre. Et toc, il l’éleva à la dignité de Grand croix de l’Ordre National du Mérite. Le cadeau n’était pas quelconque. Il faut, d’ordinaire, plus de dix ans de mérites distingués au commun des citoyens pour espérer prétendre au ruban de chevalier. Puis au moins autant de persévérance pour parvenir à la dignité de Grand croix. Et là, en 6 mois, la cause était entendue. Il est vrai que Grand maître de l’Ordre et monarque républicain, le président pouvait se le permettre. Ajoutant, pour faire bonne mesure, cette formule indument prêtée à nos rois: « Car tel est notre bon plaisir. » Relevons qu’au moment des élections postérieures au décès de Georges Pompidou, Jacques Chirac lui avait rendu un signalé service. Torpillant, par son « manifeste des 43 », la campagne de Chaban-Delmas, il l’avait débarrassé d’un concurrent sur sa droite. Donc, lors du dernier conseil des ministres de l’année, le nouveau président lui remit solennellement les insignes de son nouveau rang, et retint tout ce monde à déjeuner.
La suite de leurs trajectoires respectives illustra ce vieux proverbe africain : « Il n’y a pas place pour deux crocodiles mâles dans le même marigot. » L’atmosphère ne tarda pas à fraîchir entre ces deux êtres. Jusqu’à ce week-end de la Pentecôte 1976 au fort de Brégançon: les Chirac arrivant sur leur trente et un, les Giscard en tenue décontractée, avec, invité surprise, le couple de leur moniteur de ski à Courchevel. À l’issue du repas, Bernadette aura beau jeu de préciser à l’attention de son mari: « Jacques, ce type vous méprise. » Un mois plus tard, le premier ministre flanquait sa démission, entrant dans un ballet de coups fourrés et de règlements de comptes. Sans beaucoup de retenue. Tel ce dîner secret avec François Mitterrand en octobre 1980, au domicile d’Édith Cresson. Il y aurait souhaité: « Débarrassez nous de Giscard!» À la fin de leur vie politique, tous deux membres de droit du Conseil constitutionnel, ils siégeaient de concert, se regardant tantôt en chiens de faïence, tantôt en chiens de fusil.

Après six mois passés à Matignon, successeur de Jacques Chirac, Raymond Barre bénéficia du même honneur, le grand cordon moiré bleu de France et la plaque étoilée en vermeil. Ajoutant un rite dans le rituel, il manifesta sa joie en plantant un arbuste dans le parc (1).
François Mitterrand se plia au cérémonial. Y compris vis-à-vis de Michel Rocard, pour qui ses sentiments étaient mitigés. « On me dit que Rocard a du talent » remarqua t il, « mais a-t-il des qualités ?» Il se fera encore plus explicite. Un journaliste lui demandant qui il voyait pour lui succéder, il énumérera: « Jacques Delors, François Léotard, Raymond Barre, Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, mon chien »….  « ah, j’oubliais, Michel Rocard! »

Enfin président, mais forcé à la cohabitation, Jacques Chirac respectera l’usage à l’égard de Lionel Jospin. Un éditorialiste malveillant relèvera: « Façon de montrer qu’un supérieur n’est jamais aussi grand que lorsqu’il élève un inférieur. » Dans un état d’esprit similaire, après avoir précisé: « Le premier ministre est un collaborateur, le Patron c’est moi! », Nicolas Sarkozy cloqua la breloque à François Fillon. Une sorte de médaille d’honneur pour acte de dévouement.

On doit à Nicolas Sarkozy une initiative honorifique voisine de celle de VGE. Le décret n°2008-1202 du 22 novembre 2008, pris sous sa signature, dispose: « La dignité de Grand officier de la Légion d’honneur s’ouvre de plein droit aux anciens premiers ministres ayant exercé leurs fonctions durant deux ans. » Pourquoi ces deux ans? Selon monsieur de Source-sûre, parce qu’il manquait exactement quinze jours à Dominique de Villepin pour en bénéficier.

Le discours prononcé à l’occasion de la cérémonie permet de glisser la vacherie subliminale. Connaissant l’intérêt de Manuel Valls pour Georges Clémenceau et subodorant ses ambitions présidentielles, François Hollande souligna que le grand homme « n’était pas devenu président de la République, mais on peut aussi réussir son existence sans l’être », allusion que le récipiendaire goûta modérément. Ou de placer une sorte de message: citant Winston Churchill  « l’un des problèmes de notre société est que les gens ne veulent pas être utiles mais importants », Emmanuel Macron fit savoir à Jean Castex, que, s’avérant utile, il n’avait pas à se soucier de ceux qui veulent être importants.

Gabriel Attal, premier ministre démissionnaire depuis le 16 juillet 2024 , a planté discrètement son arbre, un érable cannelle, le 2 septembre. Trois jours avant la nomination de Michel Barnier. En poste pendant six mois et sept jours, il devrait avoir droit à sa médaille… De justesse.

Jean-Paul Demarez

(1) Tous ses successeurs ont fait de même, à l’exception de Jacques Chirac, lors de son second passage à Matignon (1986-1988), et de Bernard Cazeneuve, qui n’a pas atteint les 6 mois de présence.
Illustration: Palais de l’Élysée 1911, par Bachelin-Deflorenne, graveur , source Paris-Musées
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