Les guerres d’avant et d’après-guerre

Sorti il y a pile un an dans les salles (février pour la France), réalisé par Paola Cortellesi, « Il reste encore demain », est une plongée bouleversante dans les réalités sociales de l’Italie d’après-guerre, une période marquée non seulement par la reconstruction physique du pays, mais aussi par des conflits sociaux latents, en particulier la violence domestique. Ce film rappelle que, même après la fin des hostilités militaires, d’autres guerres -plus subtiles mais tout aussi destructrices- persistent au sein de la société. Cortellesi dresse un parallèle puissant entre les luttes visibles sur les champs de bataille et celles, invisibles, qui se déroulent au quotidien dans les foyers et dans l’âme des individus, surtout celles des femmes. Le personnage central du film, Delia, interprété par Cortellesi elle-même, incarne ces conflits avec une intensité saisissante. Delia, une femme au foyer apparemment ordinaire, est soumise à la violence de son mari, une violence banalisée et acceptée par son entourage. Une des scènes les plus percutantes du film survient lorsqu’elle renvoie ses enfants pour ne pas qu’ils assistent aux coups réguliers de leur père à leur mère.

Ce geste tragique, aussi routinier que déchirant, souligne l’acceptation systémique de la violence dans la société patriarcale de l’époque. Delia ne conteste jamais ouvertement cette violence, tout comme elle accepte, sans rien dire, d’être payée moins qu’un jeune homme pour un travail identique, une discrimination présentée comme naturelle.

Le film aborde également l’omniprésence du silence, celui des femmes comme celui de la communauté habitée par Delia et sa famille. Delia, malgré ses blessures visibles, reste muette lorsqu’un soldat s’interroge sur leur origine. Plus troublant encore est le silence complice des voisines, témoins passives de cette oppression quotidienne. Elles ne dénoncent rien, peut-être parce qu’elles voient en Delia le reflet de leur propre existence, une vie soumise aux mêmes injustices, où toute résistance semble vaine.

Cortellesi, à travers le personnage de Delia, explore la condition féminine avec une rare acuité, en particulier la manière dont les femmes de cette époque, et même de nos jours, sont contraintes par des structures patriarcales profondément enracinées. Delia, la parfaite épouse docile, n’aspire qu’à une chose: marier sa fille dans une famille plus aisée. Pourtant, lorsque les traits violents de son futur gendre se dévoilent, elle entrevoit un destin similaire pour sa fille et entreprend, avec l’aide de son ami soldat, d’empêcher ce mariage. C’est là que la complexité du personnage de Delia émerge pleinement : son action, tardive mais décisive, révèle une volonté de briser le cycle de violence, non pour elle-même, mais pour sa fille.

La participation secrète de Delia aux élections est une autre manifestation subtile de la résistance féminine. Pour la première fois de sa vie, elle va voter, un geste qui symbolise l’espoir d’une nouvelle ère pour les femmes. Cortellesi montre ici que, malgré les oppressions passées et présentes, le droit de vote représente une promesse de changement, un début de reconnaissance de la dignité des femmes. Ce geste reflète la confiance que le film place dans l’avenir, et dans la capacité des femmes à jouer un rôle actif dans la reconstruction d’une société plus juste après la guerre.

Un autre aspect marquant du film est son hommage implicite à « La vie est belle » (1997) de Roberto Benigni, avec l’humour, l’optimisme et la résilience face à l’adversité. Toutefois, Il reste encore demain élargit cette perspective pour englober des enjeux sociaux plus larges. Là où Benigni a exploré la survie face à l’horreur de la guerre, Cortellesi se concentre sur les luttes d’avant et d’après-guerre, notamment la violence domestique et les inégalités de genre. Le film refuse de se limiter à une vision romantique de la résilience féminine: au lieu de cela, il met en avant la nécessité d’un engagement collectif pour changer une société fondamentalement inégalitaire.

Le personnage de Delia évolue, non en héroïne d’un jour, mais en figure symbolisant une résistance discrète mais persistante contre un système oppressif. Son éveil face à la réalité des abus subis par elle-même et par d’autres femmes autour d’elle est douloureux, mais nécessaire. En refusant d’accepter que sa fille subisse le même sort qu’elle, Delia prend enfin position, devenant ainsi un exemple de lutte contre l’ordre établi. Cette quête de justice, bien que timide et tardive, est une lueur d’espoir dans un environnement où les femmes semblent piégées par les normes patriarcales. Le titre du film, « Il reste encore demain », prend ici tout son sens. Il s’agit non seulement d’une promesse d’avenir, mais aussi d’un appel à l’action sans attendre le lendemain. Ce combat, bien que moins visible que celui des soldats sur les champs de bataille, n’en est pas moins héroïque.

Jaya Sharma

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