Parce que c’étaient eux

Ce livre commence le 2 septembre 1559 à la mairie de Bordeaux et se termine le jeudi 14 décembre 2023 à Des Plaines dans l’Iowa, nous faisant parcourir cinq siècles de péripéties, de voyages, d’érudition et d’enquêtes. Dès la première partie, on saute dans le vif du sujet, en ce 2 septembre 1559, avec ces lignes: « Malgré son jeune âge -il n’avait pas encore trente ans- Étienne de La Boétie, originaire de Sarlat en Périgord, régnait sur le parlement de Bordeaux qui siégeait au palais de l’Ombrière. » Orateur hors pair, très apprécié de la bourgeoisie locale, c’est « l’homme du moment ». N’a-t-il pas rédigé à seize ans un « Discours de la servitude volontaire »? Nous lecteurs nous réjouissons aussitôt d’en apprendre davantage sur ce fameux La Boétie immortalisé depuis cinq siècles par la formule de Montaigne dans ses « Essais »: « Parce que c’était lui; parce que c’était moi. » Nous assistons à la rencontre de Michel Eyquem apostrophant rudement « l’homme du moment » en public sans même se présenter, interrompant la conversation en lançant « Monsieur de La Boétie, puis-je vous demander si vous ne pensez pas accorder trop d’importance au pouvoir de la coutume? Vous y voyez l’origine de tous nos maux. » Apparemment, La Boétie, en robe rouge de haut juriste, est « surpris et charmé » par cette interruption.

Cinq jours plus tard, il propose à Michel de déjeuner ensemble. Celui-ci fut surpris à son tour de découvrir « un homme mondain et intrigant », qui lui conseille un mariage avantageux, « quand il sentit que le conseiller effleurait avec insistance la manche droite de sa robe de parlementaire ». Le jeune conseiller fait l’ignorant, et continuera à repousser les avances d’Étienne « sans se fâcher avec lui ». Ils deviennent « les meilleurs amis du monde », s’affichant ensemble au parlement, alors que Michel devient un habitué des dîners d’Étienne et de sa femme Marguerite rue de Rostaing, à Bordeaux. Sommes-nous dans Alexandre Dumas ?

Trois ans plus tard, le 18 mai 1562, devenu Michel de Montaigne, le protégé arrive rue de Rostaing pour dîner, mais le maître de maison a du retard. « Le grand séducteur » en profite pour séduire sa femme Marguerite, treize ans plus âgée que son mari. « Elle céda comme dans un rêve », « Ses sens éveillés la rendaient radieuse« , affirme l’auteur. Sommes-nous dans Stendhal, cette fois?

La liaison adultère s’enracine, et le lundi 9 août 1563 après-midi, Michel reçoit un billet de Marguerite lui révélant qu’Étienne « avait été pris de fièvre » et lui demandant de passer rue de Rostaing. Sur place, Michel sort de son pourpoint une gourde d’étain en forme de livre et en fait avaler deux ou trois gorgées à son ami méconnaissable. Il affirme avoir obtenu le breuvage le matin du meilleur médecin de Bordeaux. Étrange, pense Marguerite, il n’a su la maladie d’Étienne que dans l’après-midi… Michel reviendra avec sa gourde devant soi-disant sauver son ami. L’agonie se prolongera pendant des jours.

Avons-nous bien lu? Avons-nous bien compris? Sommes-nous cette fois dans du Balzac ou même du Simenon avant l’heure? L’auteur Philippe Desan fait comme si de rien n’était, et poursuit le récit de la vie et des ambitions de Montaigne, la publication des « Essais » assurant son avenir d’homme de lettres. Mais le sous-titre « Une ténébreuse affaire » nous laisse peu d’espoir. Après avoir peint et La Boétie et Montaigne sous des couleurs bien sombres, après avoir plus ou moins démoli l’idée idyllique que le monde entier se faisait de leur amitié depuis cinq siècles, le voilà qui se lance dans une enquête policière. On l’a vu, la magnifique érudition de ce spécialiste mondial de Montaigne et de la Renaissance lui permet non seulement de reconstituer les faits, mais de nous les raconter comme si nous y étions. Une approche plutôt dangereuse, « casse-gueule » comme on dit, car nous ne cessons de nous interroger sur ce qui est vrai et ce qui est inventé. Et puis n’est pas Stendhal ou Balzac qui veut…

L’enquête va tourner autour de trois objets de Montaigne: son fauteuil retrouvé dans sa tour contenant, enfoui dans un de ses bras, la fameuse gourde qui aurait achevé
La Boétie, et un ex-voto fabriqué à la demande du voyageur dans la ville de Lorette en Italie en 1581. Trois objets bien réels, sans oublier les «Essais» et ses différentes éditions, véhiculées de mains en mains, de siècle en siècle, par des personnes tout aussi réelles.
Trois objets devenus des pièces accusatrices des forfaits de Montaigne aux yeux de l’auteur.

Lise Bloch-Morhange

« Montaigne-La Boétie, une ténébreuse affaire », Philippe Desan, éditions Odile Jacob, 22,90 euros

 

 

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3 réponses à Parce que c’étaient eux

  1. Philippe PERSON dit :

    Chère Lise,
    voilà de quoi donner un nouveau rôle à Pierre Niney… Il fera La Boétie… Benoît Magimel sera Montaigne… et évidemment puisqu’elle est désormais sans âge, Isabelle Huppert sera Marguerite…
    Et Osons Ozon à la réalisation… (Il n’a pas de projet de film à tourner entre janvier et mars 2025)
    On demande à tous nos amis des Soirées de co-produire avec nous !
    Bravo pour avoir déniché ce « roman » !

  2. Krys dit :

    Bonsoir Lise,
    Quel dommage de détruire le si beau mythe d’une amitié profonde entre Montaigne et La Boétie ! Pour quelles raisons? Un bien ténébreux projet littéraire, farci de spéculations me semble t’il ?
    Comme vous l’écrivez si bien… »N’est pas Balzac qui veut » !
    La police scientifique serait fort utile pour démêler le vrai du faux.
    Splendeurs et misères des écrivains.

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