Il y a le nom d’abord: O.V. de L. Milosz. Il sonne comme un schibboleth ou un mot de passe réservé aux initiés. Le nom complet de cet écrivain français d’origine lituanienne est Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz. Quelques lettrés le classeront rapidement parmi les écrivains francophones venu d’un lointain pays de l’Est, sans autres précisions. Les libraires vous dirigeront peut-être vers son homonyme, le Polonais Czesław Milosz (un petit neveu) qui bénéficie d’une célébrité plus importante puisqu’il reçut le prix Nobel de littérature en1980. “Notre“ Milosz vécut en France dès l’âge de onze ans et écrivit toute son œuvre en français. Il fut poète, romancier, auteur de théâtre, philosophe, métaphysicien, traducteur, ambassadeur. Vénéré par bon nombre de ses contemporains, il continue aujourd’hui d’être ignoré de la grande masse des intellectuels français. Un rapide coup d’œil dans les archives montre que les critiques avertis ont à chaque fois souligné l’injustice, voire le scandale suscité par cette méconnaissance.
C’est le cas d’Edmond Jaloux dès 1944: dans l’une des premières éditions des « Poèmes », l’académicien s’interroge sur « les raisons invisibles de ce silence ». Depuis, le silence ne s’est guère dissipé malgré les efforts d’un éditeur passionné, André Silvaire, qui mit tous ses moyens, notamment financiers, pour faire entendre au plus grand nombre la voix d’un écrivain « inspiré, voyant, prophète », et malgré l’excellence des travaux et des publications de l’Association des Amis de Milosz, très active depuis 1966.
Et voici qu’un ouvrage très informé de la collection Quarto (Gallimard) nous offre enfin la possibilité de pénétrer cette œuvre multiforme qui aurait mérité depuis longtemps un volume de la Pléiade. Cette publication toute récente intervient alors que se déroule la Saison de la Lituanie en France. Elle offre un panorama quasiment complet des écrits du poète, ainsi que quelques correspondances éclairantes. Bénéficiant des connaissances de deux spécialistes, Christophe Langlois et Olivier Piveteau, ce livre de plus de mille pages s’impose comme un ouvrage de référence.
L’œuvre très singulière de Milosz ne se résume pas en quelque phrases et aborde des domaines différents. « Il ne fait suite à rien, n’a pas de prédécesseur, aucun poète auquel on puisse le comparer ni de continuateur qui puisse marcher sur les traces », écrivent les biographes de son éditeur André Silvaire. Mais, quels que soient ses champs d’expression, « Milosz écrit d’abord en poète ». C’est aussi « d’abord en poète » que Christophe Langlois (l’un des finalistes du prix Apollinaire 2024, décerné en novembre prochain) dresse le portrait de cet homme dont l’œuvre échappe à toute classification.
O.V. de L. Milosz est né en 1877, d’une famille aristocratique, dans la ville de Czereia, alors Biélorusse. Enfance solitaire, dont il ne se remettra jamais vraiment. Il a neuf ans quand la famille s’installe à Paris. Il est scolarisé au lycée Janson de Sailly. Il fréquentera bientôt les milieux littéraires. Son premier recueil « Le Poème des Décadences » paraît en décembre 1899. Il est encouragé par Oscar Wilde. L’apercevant un jour en compagnie de Moréas, ce dernier déclare « Voici Moréas le poète et voici Milosz la poésie ». Apollinaire le citera en 1908 dans sa conférence sur La Phalange nouvelle: « il ne faut pas hésiter à le placer entre les premiers des nouveaux poètes ».
En 1913-1914, paraissent les « Symphonies », « chefs-d’oeuvre de lyrisme et d’intime déchirement » selon Edmond Jaloux. Écoutez la Symphonie de septembre: « Soyez la bienvenue, vous qui venez à ma rencontre / Dans l’écho de mes propres pas, du fond du corridor obscur et froid du temps / Soyez la bienvenue, solitude, ma mère ». Milosz y retrouve les accents de ses premiers poèmes « Les morts, les morts sont au fond sont moins morts que moi » (Lofoten). À peu près à la même époque, Milosz aborde le théâtre. « Trois Mystères » ( Miguel Mañara, Mephiboseth, Saul de Tarse) voient le jour entre 1912 et 1914, témoignant des interrogations spirituelles de l’auteur. Il va jusqu’à connaître une sorte d’illumination mystique qu’il décrit dans Ars Magna. Il lit Dante, Swedenborg, se passionne pour la Bible et la Kabbale.
C’est l’époque où la Russie et l’Europe connaissent des bouleversements. En 1919, Milosz milite pour l’indépendance de la Lituanie renaissante et en faveur d’une alliance des États baltes. Il deviendra le premier ambassadeur de la jeune république de Lituanie en France. « Diplomate le jour, je suis poète la nuit », écrira-t-il.
Ce n’est pourtant ni le diplomate ni le poète que connaissaient les habitants de Fontainebleau où Milosz prit ses habitudes de 1930 à 1939 (client régulier de l’hôtel de l’Aigle Noir), mais « l’homme aux oiseaux ». Les Bellifontains voyaient cet étrange personnage au profil d’aigle dans le parc du château, où il distribuait des graines aux volatiles. Il fit installer à ses frais un nourrisseur et y appelait les oiseaux en sifflant du Wagner. L’écrivain diplomate se convertissait alors en une sorte de Francois d’Assise et plusieurs témoignages indiquent qu’il y avait un véritable dialogue entre lui et ses amis ailés.
Le 2 mars 1939, en voulant transférer l’un des ses petits protégés dans une cage plus grande, il s’effondra, victime d’une embolie. Il avait 62 ans. Il se souciait peu de la notoriété. Il laisse une œuvre qui a enthousiasmé des écrivains comme Paul Valéry, Jean Cassou ou René Char. « Milosz est le plus beau don que l’Europe ait fait à la France », déclara Paul Fort. Sur sa pierre tombale, à Fontainebleau, où il est qualifié de «poète et métaphysicien», on peut lire cet extrait d’Ars Magna: « Nous entrons dans la seconde innocence, dans la joie méritée, reconquise, consciente ».
Gérard Goutierre
Il s’en est fallu de peu que je consacre ma thèse à Milosz. Le terrain était occupé à l’époque par Jean Bellemin-Noël. C’est ainsi que j’ai osé avancer le nom d’Apollinaire à Marie-Jeanne Durry.
C’est un grand poète, à la voix douce, grand musicien du vers, habité par la mort (j’ai aimé particulièrement « Tous les morts sont ivres… » dans les Sept solitudes, avec ce leitmotiv funèbre de Lofoten). Il me fait penser à Schubert.
Espérons que cette publication permettra de le redécouvrir. Merci Gérard.
Milosz est l’auteur d’un seul roman, L’amoureuse initiation, paru en 1910, qui est sans doute l’une des plus somptueuses fantasmagories lyriques ayant pour cadre Venise qui ait jamais été écrite. J’en recommande vivement la lecture.