Allumettes moldaves

Prométhée ayant dérobé le feu sacré de l’Olympe pour en faire don aux humains, ceux-là finirent par industrialiser le mythe, le désacralisant jusqu’à en faire des allumettes. Ce qui est incidemment rappelé sur cette boîte moldave revenue de loin. Il se trouve que les allumettes, dont presque plus personne ne se sert aujourd’hui, furent l’objet de la convoitise de l’État français après la guerre de 1870 afin de renflouer les finances publiques. À cette époque, pour allumer une bougie, une pipe, voire la mèche d’un bâton de dynamite, il fallait une allumette. Tellement courantes qu’elles étaient dans la poche de pantalon des hommes et en bonne place dans les cuisines. En 1872, les finances publiques s’arrogèrent donc le monopole de la fabrication et de l’importation en vue de remplir les caisses. La source s’est néanmoins tarie pour des raisons évidentes, au point que le monopole a cessé d’exister en 1982. Ce n’est pas d’hier que la France cherche de l’argent, il faut désormais trouver autre chose.

Progressivement, les allumettes ont disparu et lorsque l’on en trouve en rangeant un placard, c’est toujours une bonne surprise, avec l’envie surannée d’en gratter une rien que pour entendre le petit bruit de l’inflammation, tel celui d’une fusée domestique, d’un pétard inoffensif. Le réflexe de l’homme moderne jouissant de ses plaques à induction, consisterait à les jeter sans attendre, mais le vieux et très solide principe du « on ne sait jamais », commande par prudence le geste contraire. Il arrivera bien un jour où elles vaudront de l’or, parce que tout le reste sera tombé en panne et que c’est quand même plus commode qu’un silex ou de l’amadou, pour allumer le réchaud sur lequel on fera réchauffer le premier (ou le dernier) potage.

À la guerre, on était bien content de les avoir dans un compartiment de la vareuse, afin de rallumer le mégot qui tromperait bientôt l’angoisse, face aux obus qui tombaient. La fumée, la petite flamme, étaient tout à la fois utiles et réconfortantes, ne serait-ce que pour créer une lueur dans une nuit d’encre, où se remémorer ce qu’est la chaleur dans une boue glacée. Elles ne « prenaient pas » toujours, ainsi que l’écrivait Apollinaire dans son poème « Mutation ». La rage de constater leur inutilité, devait s’ajouter au cafard d’être enlisé. On ne peut pas toujours jouer avec des allumettes et encore moins fumer pour se faire du bien, ce sont les interdits de ce nouveau siècle et, comme nous cherchons de nouveaux moyens de réconfort, il nous a été inventé des engins à vapeur dégageant de larges nuages sur les trottoirs. Il faut les recharger en électricité et là aussi, une boîte d’allumettes ne servirait plus à rien.

Bien qu’innocentes, les vapoteuses sont tout de même interdites à bord des trains et des avions, ce qui peut se comprendre. Tout le monde n’a pas forcément envie d’être nimbé d’un panache à la pomme, à la menthe ou à la fraise, voire au tabac, puisque la fragrance synthétique existe, nous en faisant accroire avec un brin de sadisme avouons-le. C’est le côté frustrant du succédané.

Et justement, dans le même tiroir suscité, à côté de la boîte moldave dédicacée à Prométhée, il y avait aussi une pochette Air France, tout en longueur, donnée en cadeau aux chics usagers du Concorde. Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, il était encore possible de fumer à bord une blonde mentholée, une gitane maïs ou un cigare, histoire de tromper le trac ou plus simplement d’accompagner un apéritif et de sceller la fin du repas-plateau autour d’un digestif. Ce qui faisait que l’on arrivait à New York très détendu avec une agréable sensation de satiété et prêts à remettre céans le couvert grâce aux louches avantages du décalage horaire, à même de faite coïncider petit-déjeuner, déjeuner et souper.

C’est bien fini tout ça et c’est vrai que c’est un peu bête au moment où il faut refaire les poches des contribuables, presque tous devenus non-fumeurs. Toutefois, si les poches ne contiennent plus d’allumettes, il faudrait tout de même les expertiser afin de voir s’il n’y aurait pas autre chose, quelque nouvelle veine à exploiter. Sachant que le rare plaisir de la trouvaille fiscale, assortie de perspectives d’abondance, relève également de la mythologie. Surtout en ce moment.

PHB

Photos: ©PHB
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2 réponses à Allumettes moldaves

  1. Claude Debon dit :

    J’ai toujours des boîtes d’allumettes chez moi. Elles m’ont encore servi récemment à allumer des bougies d’anniversaire (avec un briquet c’est moins commode). On a oublié aujourd’hui les pyrogènes, dont faisait partie Pierre-Albert Birot : « Pierre-Albert Birot est une sorte de pyrogène/ Si vous voulez enflammer des allumettes/ Frottez-les donc sur lui/Elles ont des chances de prendre/Trop peu de pyrogènes aujourd’hui/Et je ne dis rien des allumettes »(« Poèmepréfaceprophétie »). Car une allumette sans rien pour faire jaillir la flamme n’est qu’un bout de bois avec un peu de soufre. Il faut pouvoir allumer le feu!

  2. Jacques Ibanès dit :

    Entre deux cigarettes, le cher Prévert savait en user amoureusement :

    « Trois allumettes une à une allumées dans la nuit
    la première pour voir ton visage tout entier
    la seconde pour voir tes yeux
    la dernière pour voir ta bouche
    et l’obscurité toute entière pour me rappeler de tout cela en te serrant dans mes bras. »

    Et dire qu’enfant, ma mère m’interdisait de jouer avec les allumettes !

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