L’époque en trois mots

Dans le film « Le silencieux », sorti en 1973, Lino Ventura interprétait le rôle d’un personnage rebelle et terre-à-terre qui lui seyait à merveille. Une scène le montre face au chef des services secrets anglais. Lequel le prie de lui livrer le nom d’espions britanniques au service de l’URSS. « Mettez-vous à notre place », insiste-t-il, verre de scotch en main. Mais Clément Tibère (Lino Ventura donc), main sur le cœur lui répond: « Non, je me mets à ma place ». Ce faisant, à l’aune des valeurs à la mode, il commet une grave erreur. Il ne fait pas preuve « d’empathie », faute qui à l’heure actuelle vaut au minimum une mise au ban de la bonne société. Face au côté buté de Clément Tibère, le patron du secret service lui dit qu’alors, s’il persiste dans cette regrettable attitude, ils seront obligés de le tuer car le gouvernement british sera « vexé ». Ce qui fait que Clément Tibère, pesant le pour et le contre de ses intérêts, finira par accepter le marché. Un bref regard sur l’actualité, montre à quel point ce mot est devenu omniprésent dans le langage, au point que la réalisatrice Julie Delpy, déclarait le 18 septembre sur RFI: «Les barbares, ce sont ceux qui manquent d’empathie face à l’autre.»

C’est dire si le mot a fait son chemin doublant en puissance la bienveillance et c’est à se demander comment on faisait avant. Mais avant, justement, on parlait de bonté ou de charité et on ne se raidissait pas pour autant dans une posture à la Jeanne d’Arc face aux Anglais, encore eux.

L’attitude de Ventura enclenche un second péché, pas plus véniel que le premier. En se braquant en effet, il s’installe dans le « déni », autre tarte à la crème sur le podium des tendances. Il est l’homme réactionnaire, borné, fixé sur des bases antédiluviennes, tout juste bon à déconstruire. Il est tout à la fois un australopithèque, un primate, une brute, un militant du refus. Le « déni », terme autrefois plus employé dans les prétoires qu’en-dehors, permet de signifier à autrui qu’il a tort. Il n’a pas un peu raison, il est au plus profond du déni pour ne pas dire autre chose, et c’est pourquoi celui qui prononce ce mot, se pince alors moralement les narines pour signifier ce qu’il en pense. Rien de bon assurément.

Heureusement, notre lexique moderne a tout prévu. C’est l’outil de la « résilience ». Mot d’abord emprunté à la capacité de résistance du métal et que le genre humain a fait sien. Il faut dire qu’il ne manque pas de situations où son emploi se justifie. Au point que, et c’est à se demander si ça n’est pas l’aspect le plus extraordinaire de cette chronique: l’État français organise depuis trois ans, chaque 13 octobre, La Journée Nationale de la Résilience, avec des majuscules à chaque wagon, afin de bien marteler le concept dans l’esprit des individus stratifiés dans un déni déplorable, à la lisière de l’incivisme. Un événement national donc, qui se produit « en cohérence avec la journée internationale pour la réduction des risques de catastrophes de l’Organisation Internationale des Nations Unies », selon le ministère de l’Intérieur dont le chef a rarement une tête à rigoler avec jovialité.

Il est spécifié que chacun voulant participer, peut proposer une action autour de la notion de risque majeur. Et depuis le lancement, il faut croire que d’aucuns ont compris de quoi il retourne puisque 5000 actions ont été labellisées JNR. Justifiant au passage de réhabiliter l’expression « en rester comme deux ronds de flan », c’est-à-dire muet de stupéfaction, sans le goût de la vanille et du caramel qui font tout le charme du dessert en question. L’année dernière, l’appel à projets JNR s’intitulait « tous résilients face aux risques », sans préciser qu’il s’adressait avant tout aux surentraînés de l’empathie, toujours aux avant-postes de la citoyenneté efficiente et solidaire.

Encore ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal avait annoncé fin 2023, le lancement pour la rentrée 2024 de cours d’empathie dans les établissements scolaires dans le but de rendre les enfants plus résistants au mal et d’éviter d’en faire aux autres. Louable intention mais, même Jésus en ce sens, avait eu bien du mal à se faire bien comprendre des Romains au point de finir sur une croix.

PHB

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4 réponses à L’époque en trois mots

  1. Alfred Gilder dit :

    Excellent. Bravo. Merci.
    Ah, ces mots à la mode !
    Alfred Gilder
    Écrivain

  2. Flourez Bertrand Marie dit :

    Toujours un plaisir de lecture et pas seulement !
    Reprendre les mots, les mettre devant soi, détachés des masques de l’injonction et du mimétisme, c’est exactement l’exercice de « conscience critique » qui permet non seulement de préserver (ou retrouver) son autonomie et indépendance mais aussi de pouvoir exercer l’esprit critique.
    Merci de ce billet.

  3. Annie T dit :

    … et les accidents du travail ?
    Peut-être une journée ne suffirait-elle pas pour en parler.

  4. Philippe PERSON dit :

    Je vais casser l’ambiance : je me souviens qu’on avait tous dénoncé l’arrivée du mot « opus », de l’anglicisme faussement latinisé « versus », etc… et pouvez-vous me jurer ne pas avoir succombé au bout d’un certain temps…
    Pour ma part, j’ai résisté à l’opus et à la résilience. En revanche, j’ai déjà utilisé « empathique »…
    Je crains qu’on ne finisse tous par se servir des mots qu’on entend partout…

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