Ah ces ténors! Ils nous en font voir! Mais ce sont des denrées si rares… Chez nous, depuis Roberto Alagna (qui se dit franco-sicilien parce que né de parents siciliens dans la banlieue parisienne) remportant le concours Pavarotti en 1988, à vingt-cinq ans, on attendait. On attendait le prochain Alagna. Bien sûr on a eu entre temps, hors de France, les deux phénomènes que sont le munichois Jonas Kaufmann, le beau Jonas qui peut tout chanter, et plus récemment l’américain Michel Spyres, ce bariténor lui aussi assez phénoménal. Deux ténors qui ont marqué l’histoire de l’opéra, comme notre Roberto. Rien n’est plus mystérieux que ces phénomènes naissant ici et là, on ne sait pourquoi. Mais rares, si rares. Comme ce jeune fils d’immigrés s’accompagnant à la guitare dans les cabarets alentour, tombant amoureux des disques des grands anciens, de Caruso à Domingo, prenant pour maître ce voisin ancien ténor cubain. En un temps record, selon sa légende, il développe des qualités inouïes: un timbre lumineux, une approche naturelle à la Pavarotti, un don pour le chant français, et le voilà demandé partout sur les grandes scènes européennes puis internationales.
Pour son collègue Jonas, né six ans après lui dans un milieu musical munichois, la consécration sera plus progressive, mais bientôt nul ne pourra se mesurer à lui dans le grand répertoire lyrique. Les Français le découvrant à quarante et un ans dans « Werther » de Massenet à l’Opéra Bastille en 2010 n’oublieront jamais: pianissimi jamais entendus à l’opéra alternant avec des aigus ensoleillés, timbre d’ombre et de lumière, prononciation parfaite. Et puis une haute silhouette, de longs cheveux bouclés, un visage sculpté comme une statue romantique. Un acteur autant qu’un chanteur. Et puis vint cet Américain descendu des monts Ozark, Michael Spyres, nous sidérant lors de la redécouverte de « La nonne sanglante » de Gounod en 2018 sur la scène de l’Opéra comique, affirmant bientôt renouer avec les bariténors du XVIIIe siècle, tout simplement! Étonnants ténors, vraiment.
Peu après, un jeune franco-suisse nommé Benjamin Bernheim trustait la scène de l’Opéra Bastille dans le répertoire de ténor lyrique léger: parfait Des Grieux dans « Manon » de Massenet en 2020, puis s’envolant dans le ciel en compagnie du diable dans le « Faust » de Gounod, puis Roméo si romantique de voix et d’allure dans le « Roméo et Juliette » de Gounod signé Thomas Jolly en 2023. En 2024, il transporte Roméo et l’Hoffmann des « Contes d’Hoffmann » d’Offenbach sur la scène du Met. La critique et le public s’enthousiasment, saluant un nouvel Alagna. On attendait depuis si longtemps…
Plus étonnant encore, le jeune ténor s’était fait remarquer sur nos scènes lors de récitals: L’Instant lyrique à l’Athénée dès 2017, puis à la Philharmonie de Paris, à l’Opéra national de Bordeaux, au Théâtre des Champs Elysées, puis de nouveau à la Philharmonie. Or en général, divos et divas n’abordent le récital que lorsque leur voix n’a plus l’intensité de leurs sommets, mais pas cet étonnant Benjamin dont le goût et l’élégance pour le chant français sidèrent tout le monde. Est-ce une nouvelle mode? Un amour fou du français?
Rien d’étonnant, en revanche, à qu’il sorte un CD dédié aux mélodies et chansons françaises. Sauf qu’il l’appelle « Douce France », et nous sert à la fin Trenet, Kosma et Brel, après Berlioz, Chausson et Duparc. Pour lui, tout est mélodie. Et il l’affirme tout feu tout flamme, n’importe qui peut chanter, faux ou pas. Il a raison d’ailleurs: faux ou pas, peu importe, tout le monde peut apprendre à chanter, tout le monde peut sentir le bonheur si physique de grapiller des notes et déclencher dans le cerveau des hormones du bonheur, comme lorsqu’on se contente d’écouter la musique.
Et Dieu sait qu’il en déclenche, de ces hormones du bonheur, en nous interprétant tout d’abord « Les nuits d’été » de Berlioz sur des poèmes de Théophile Gautier (voir mon article « Egyptomania » du 23 août 2024). Ce cycle n’est pas seulement un chef d’œuvre, mais une rareté française, se hissant à la hauteur des lieder allemands. Surtout, surtout, il ne faut pas tomber dans l’erreur de l’interpréter comme de l’opéra, ce qu’avaient compris de grandes dames comme Jessye Norman ou Régine Crespin. Mais comme ces mélodies, ces chansons si chères au jeune ténor alagnesque.
Le titre ne veut pas dire grand-chose, puisqu’au cours des six mélodies, on passe de la gaité de l’amour à l’absence de la bien-aimée puis à sa mort. La musique est tout simplement hypnotique, depuis « Villanelle » jusqu’à « L’île inconnue » en passant par le célébrissime « Spectre de la rose ». Nous allons de surprise en surprise musicale, et ne tardons pas à comprendre que si le chanteur reste fidèle à l’esprit même de simples mélodies, il faut l’admirable travail de sa voix pour rendre justice au moindre mot, à la moindre intonation, à la moindre couleur. Sans oublier son accompagnatrice complice au piano Carrie-Ann Matheson, sans laquelle il ne se serait pas lancé dans l’aventure de cet enregistrement à peine sorti et déjà de référence.
Lise Bloch-Morhange
Un superbe article étonnant sur les étonnants ténors !!
Des hormones de bonheur qui se communiquent !!
Merci !!
Très lyrique ce papier…..bravo
Un vrai plaisir que de lire cet article évocateur et tentant.