Le comédien Mikael Chirinian a adapté à la scène le roman d’Olivier Guez “La Disparition de Josef Mengele” (1), prix Renaudot 2017, relatant la cavale du criminel de guerre nazi Josef Mengele (1911-1979). Affecté à la sélection des prisonniers à Auschwitz, ce médecin entiché de génétique se livrait à de monstrueuses expérimentations sur les détenus. Réfugié en Argentine, terre d’asile des anciens nazis, celui qu’on surnommait “l’ange de la mort” n’eut de cesse de changer de lieu et d’identité, échappant au Mossad pendant plus de 30 ans. C’est une des plus captivantes chasses à l’homme du 20ème siècle! Dans une mise en scène et une scénographie des plus sobres, le comédien, quasi statique, joue l’adresse au public. Entre distance et incarnation, il porte le récit à la seule force de son jeu puissant et sensible.
Autre performance pour le moins périlleuse, celle de Pierre Martot avec “Le Mythe de Sisyphe” de Camus. À partir du châtiment infligé par les Dieux au fondateur de Corinthe, soit rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où il retombe inexorablement, l’écrivain nous invite à méditer sur le sens de l’existence, et introduit dans cet essai sa philosophie de l’absurde. N’hésitant pas à couper dans le texte, Pierre Martot a réalisé une adaptation limpide de cet écrit, porté à la scène pour la première fois. À cette réflexion sur la condition humaine s’ajoutent des considérations passionnantes sur l’art et le théâtre. De sa voix chaude et grave, à l’élocution impeccable, le comédien nous restitue la pensée de l’auteur. La vie doit-elle avoir un sens pour être vécue? Non, répond-il, nous amenant à envisager la lutte de Sisyphe avec son rocher d’une autre manière. “Il faut imaginer Sisyphe heureux” nous dit-il en conclusion. Un texte d’une brillante intelligence qui, fort de son succès, sera repris au prochain Festival d’Avignon, et peut-être d’ici là. À surveiller.
Prix Cultura 2024 du Festival d’Avignon, “Les frottements du cœur” de et par Katia Ghanty n’est pas un véritable solo. Derrière un tulle se dessine la silhouette d’une musicienne et de son clavier électronique dont l’accompagnement sonore joue un rôle majeur. “Les frottements du cœur” est l’histoire de Katia Ghanty, racontée dans un livre en 2017. À 29 ans, suite à une grippe, la jeune comédienne se retrouve entre la vie et la mort, le cœur très affaibli. Opérée d’urgence, puis raccordée pendant plusieurs jours, sans être endormie, à un appareil assurant une circulation du sang extracorporelle, elle vit un enfer. Et c’est cet enfer, entre rechutes et surveillance, services de réanimation, cardiologie et soins intensifs, qu’elle nous raconte, non sans humour, interprétant également tous les personnages qui tourbillonnent autour de son lit d’hôpital. Dans une scénographie épurée, avec pour tout décor trois grands rideaux blancs sur lesquels viennent jouer les lumières, la pièce alterne les moments d’émotion, de poésie et de franche rigolade. Par son sens de la dérision, la jeune femme évite tout pathos. C’est drôle et poignant à la fois, et surtout merveilleusement interprété !
C’est dans un huis-clos fantastique à l’atmosphère angoissante que nous convie Laetitia Poulalion avec “Le Papier Peint Jaune”, adapté de la nouvelle de Charlotte Perkins Gilman. Dans la chambre d’une maison de vacances, une femme frappée de dépression post-partum est séquestrée par son mari médecin. Sur le papier peint de sa chambre à coucher, elle voit toutes sortes d’apparitions fantomatiques. Serait-elle folle? En danger? Ou prisonnière d’une société qui veut contrôler son corps et son esprit? Le texte nous tient en haleine et la comédienne, remarquable, joue l’ambiguïté. Saluons la beauté de la scénographie où l’héroïne, prise dans une robe immaculée, laisse peu à peu découvrir l’emprisonnement qu’elle subit. Le tissu de sa jupe et ceux des draps du lit, faits d’un même tenant, la retiennent au sommier. Les branches sculptées de la tête de lit sont autant de ramures qu’elle tente d’escalader pour s’échapper. L’image finale où elle s’élève, telle une madone, est splendide ! Une critique du patriarcat et de l’obscurantisme médical de la fin du 19e siècle portée par une talentueuse comédienne et une esthétique superbe. La pièce devrait se jouer en tournée en 2025. (Voir le site de la compagnie La Patineuse).
Une valeur incontournable du festival (depuis 41 ans !) qu’il serait impensable de ne pas évoquer : Pierrette Dupoyet. Avec “Les parias chez Victor Hugo”, la comédienne poursuit son plaidoyer contre l’injustice, la misère et la défense des plus faibles. Elle y est successivement Fantine, Claude Gueux, l’Homme-Qui-Rit, Jean Valjean… Une parole salutaire.
Pour finir, saluons la présence de quelques savoureux spectacles du Mois Molière (2), tels que “Le Temps des secrets” de Pagnol (joué en alternance avec “La Gloire de mon père”) par Philippe Séguin. Avec un savoir-faire remarquable, le comédien y incarne le petit Marcel ainsi que toute une galerie de personnages pittoresques. Ou encore Sophie Forte avec “La Valise”, son histoire familiale déjà contée dans un livre en 2021. La nature comique de l’actrice fait là encore merveille. C’est avec beaucoup d’humour et de tendresse qu’elle nous invite au sein de sa famille farfelue. À suivre.
Isabelle Fauvel
Un éclectisme vraiment très intéressant, merci encore !