Polyvalence

Il est aussi immédiatement identifiable que la houppelande du Père Noël, le couteau suisse! D’un point de vue morphologique, il se présente comme un canif de poche multifonctionnel, doté d’une lame à laquelle s’associe un nombre variable d’outils. On en compte cinq, pour l’exemplaire basique, jusqu’à trente trois (1) pour le dénommé Swiss Champ. Au cours de l’année 1891, dans un compréhensible souci d’autonomie, l’armée suisse souhaita mettre fin à ses accords de fourniture avec la maison Wester, de Solingen. Il était préférable de ne plus dépendre du Reich, et de son kaiser un peu fantasque, pour l’équipement personnel du fantassin helvète. Elle ouvrit donc un concours national pour la fabrication d’un couteau pliant, devant servir à la fois à se nourrir, et à démonter le fusil d’ordonnance. Un maître coutelier d’Ibach, canton de Schwyz, nommé Karl Elsener, l’emporte. Sa proposition se compose d’une lame, d’un ouvre-boîte, d’un tournevis plat, d’un poinçon et d’une scie. Le manche est garni de bois dur, chêne noirci le plus souvent.

Une marque l’authentifie, KMV, pour Kriegsmaterialverwaltung (c’est-à-dire administration du matériel de guerre). Différents modèles se succéderont (1908, 1951, 1961) jusqu’à l’actuel, référencé 08. Le poids un peu lourd du spécimen destiné à l’homme de troupe conduit la manufacture à concevoir, en 1894, un exemplaire plus léger, à l’usage des officiers, dit Schweizeroffiziersmesser. Il comporte, en supplément, une petite lame et un tire-bouchon, ajout permettant la convivialité au bivouac. L’objet sera, rapidement, adopté par les campeurs.

Karl Elsener avait initialement donné à son entreprise le prénom de sa chère mère, Victoria. La présence, à partir de 1921, de l’acier inoxydable dans le processus de fabrication, conduisit à une légère modification, Victorinox, raison sociale toujours d’actualité. Au cours de son histoire, la firme restera vigilante vis-à-vis de la concurrence, n’hésitant pas à l’acheter, telle la société Wenger, à Delémont, canton du Jura. Il n’était pas question de laisser s’implanter des investisseurs étrangers dans le marché du couteau suisse, symbole d’excellence.

À ce propos, l’armée suisse lançant, fin 2007, un appel d’offre international pour un nouveau prototype, le marché est, cette fois encore, emporté par Victorinox . Laquelle exporte sa production, fournissant également la Bundeswher, et figurant au catalogue de l’US Defence logistics agency… Pour les G.I, le couteau suisse relève d’une vieille histoire . En 1945, l’US Army en avait acheté de grandes quantités, pour ses magasins destinés aux militaires cantonnés en Europe. Ils étaient ensuite ramenés comme souvenir, au pays, le fameux Swiss army knife. Très vite, Karl Elsener a eu l’intuition d’une clientèle civile. L’apparence change, le manche devient, le plus souvent, de couleur rouge, frappé de la croix helvète. L’actuel catalogue comporte une centaine de références, de la plus simple à la plus sophistiquée.

Les attentats du 11 septembre 2001 ont causé un dommage significatif au chiffre d’affaires de Victorinox. Une amputation d’un tiers, au décours immédiat, puis des pertes chroniques à distance. Du fait de l’interdiction du transport en cabine d’objets tranchants, coupants ou pointus, les boutiques Victorinox des zones hors taxes des aéroports ont cessé de vendre le couteau suisse. Sa confiscation immédiate aux contrôles à l’embarquement, lui a fait perdre son statut d’objet transitionnel à l’usage des adultes. Une mesure palliative a bien été tentée à Genève-Cointrin, ou à Zurich-Kloten: un emballage type boîte de conserve, d’ouverture impossible dans l’avion… Mais le dispositif ne pouvait s’étendre dans les autres pays, car trop compliqué. La firme, consciente des risques économique, a fait face, par la production d’un couteau « sans lame », référencé Jetsetter. Mais s’agit il vraiment d’un couteau ?

Tout ceci étant dit, avec le grand respect du à la firme Victorinox, on ne peut occulter certains constats: cette lame dite grande est insuffisamment longue pour trancher autre chose qu’une rondelle de saucisson, la petite fait penser à ces organes surnuméraires liés aux aberrations génétiques, l’ouvre-boîte paraît purement symbolique, le tire-bouchon douloureux à la main, la pince à épiler, indigente, la scie et le tournevis de faible efficience, la paire de ciseaux à peine capable de couper un fil de couturière…. Quant au cure-dent, mieux vaut en oublier l’existence. Bref, si le couteau suisse est réputé tout faire, force est de dire qu’il fait tout médiocrement.

Lorsque l’on précise, à propos de l’homme de confiance d’une personnalité: « C’est son couteau suisse ! », s’agit-il vraiment d’un compliment ?

 

Jean-Paul Demarez

(1) Retenons l’existence du mirobolant Victorinox Champ XAVT, réservé aux collectionneurs, ou  « aux gens avec de grandes poches de pantalon ». 83 fonctions, dont une diode LED, un minuteur et un thermomètre…
Photo: ©JP Demarez
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Une réponse à Polyvalence

  1. Laborde Marie dit :

    Dire que j’ignorais tout ça, alors que j’ai un couteau suisse depuis…..? Merci pour cet historique mais je ne suis pas d’accord avec votre jugement: « médiocre »? Pas du tout.
    Le mien donne l’heure, coupe mes cheveux et a sauvé un bon nombre de porteurs de lunette grâce à son mini tournevis. Mais, c’est vrai, depuis vigipirate et le téléphone portable (qui donne l’heure) il est beaucoup moins dans mon sac, et de fait, me manque régulièrement.

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