Marignan 1859 et une jambe de preux capitaine

Lorsqu’elle évoqua la vie de son père, Colette n’omit pas de mentionner qu’il fut blessé à Marignan en 1859. Et qu’au lieu de mourir en héros à 29 ans, comme il l’aurait peut-être souhaité, il fut simplement amputé d’une jambe. Handicap qui ne l’empêcha pas à son retour de séduire une certaine Sidonie avec laquelle il eut deux enfants dont Sidonie-Gabrielle Colette, bien davantage connue comme Colette. Et avant, croyait-il, de mourir, il indiqua où il voulait qu’on l’allongeât, « au milieu de la place, sous le drapeau ». Ce sont deux membres de son régiment de zouaves qui transmirent l’information à un certain colonel Godchot que cite Colette comme « compagnon d’armes » de son père avant de poursuivre le fil de sa narration familiale qu’elle avait commencée avec sa mère Sido. Or ce colonel Simon Godchot (1858-1940) est toujours répertorié à la BnF avec une bibliographie comptant pas moins de 66 œuvres! Assez prolixe, on lui compte notamment une « Marche des zouaves » (musique de Goueytes) et aussi un poème, « Printemps 1915 », sur une musique de Léo Pouget. Mais le piquant n’est pas là.

En effet le colonel s’était mis en tête, au début des années trente selon la BnF, de réécrire la poésie de Paul Valéry (1871-1945), afin de la rendre meilleure selon lui. Un écrivain et traducteur, Michel Volkovitch (1), en a publié le résultat sous forme d’extraits. Au lieu de « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre!/L’air immense ouvre et referme mon livre/La vague en poudre ose jaillir des rocs! », Godchot traduit benoîtement: « Le vent se lève!… Il faut vivre ma vie/L’immensité remplit ma poésie !/Le flot se brise en poudre sur les rocs! ». Il faut quand même une sacrée dose de confiance en soi pour s’adresser à un poète reconnu et lui dire en substance, « je me suis permis d’ajouter de la clarté à votre tambouille, avec mes compliments, etc. »

C’est ainsi que poursuivant le « Sido » de Colette, on tombe ensuite sur le père. Soit deux parents qui aimaient leur fille, laquelle leur rendait bien, au moins dans cette rédaction d’après leur disparition. Il se trouve que les deux époux avaient perdu des bouts de leur intégrité corporelle durant leur existence, la jambe pour le capitaine Jules-Joseph Colette (1829-1905), la poitrine par ablation complète pour Sidonie (1835-1912). Mais ils avaient aussi comme trait commun  une certaine alacrité et le goût de la vie en famille, mettant dans un même pot les bons et les mauvais jours. Contrairement à la mort de sa mère, Colette se rendit au chevet de son père lorsqu’il mourut par asphyxie. Elle ne porta le deuil ni de l’un ni de l’autre (car sa mère proscrivait pareille attitude), se contentant de leur rendre un hommage au moyen de sa plume très sûre, de cette écriture en tout point lumineuse, comme quelqu’un allant dans la vie de noce en noce.

Sidonie savait y faire avec les humains, les plantes et les animaux. Mieux que son mari en tout cas, selon Colette. Un jour qu’il s’évertuait sans succès à faire monter le chien dans la victoria tirée par une jument noire, l’animal finit par obéir à Colette la fille, tandis que la mère ironisait sur le manque de talent de son mari dans ce domaine. Vexé, le capitaine rétorqua seulement que cela « prouvait la bêtise du chien ».

Comme il sent bon ce foyer familial raconté par Colette, laquelle n’a pas tremblé en s’attaquant au sujet forcément sensible de ses parents, de ses frères et sœurs à part entière ou ceux issus du premier mariage de sa mère. Une fois presque tous morts, Colette n’hésitait pas à demander régulièrement de leurs nouvelles, à une voyante qui savait où se trouvaient les esprits, qualité que Colette voyait telle une « sorcellerie anodine ». Même si elle fut bien obligée un jour, de reconnaître « trait pour trait », le portrait d’un de ses frères, avec les mots de celle qui savait dialoguer avec l’au-delà.

Et qui lui apprit en outre, qu’elle était ce que son père aurait voulu devenir lui-même. Elle en eut la confirmation un jour que son frère fit une découverte dans la bibliothèque de Jules, soit une « douzaine de tomes cartonnés » emplis de feuilles vierges. Toute la famille s’en servit, qui pour faire des étiquettes à pots de confiture, qui pour rédiger des ordonnances. La seule page rédigée était dédicacée à l’épouse en ces termes « À ma chère âme, son mari fidèle, Jules-Joseph Colette ». Celui-là même que Colette décrivait comme un baryton, « poussant devant lui sa romance comme une blanche haleine d’hiver ». Une façon comme une autre pour la fille d’adresser un message d’amour bien haut.

PHB

(1) À propos du Colonel Godschot par Michel Volkovitch
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3 réponses à Marignan 1859 et une jambe de preux capitaine

  1. Jacques Ibanès dit :

    Merci pour cette très belle évocation. À Saint-Sauveur-en-Puisaye, la visite de la maison (et du jardin) de Sido s’impose …

  2. Puyserver Michèle dit :

    Bonjour, j’ai connu un Michel Volkovitch, traducteur de grec et de russe, aussi, qui était professeur d’anglais au Lycée de Sèvres, où j’ai enseigné aussi. Est-ce le même?
    Quant à M.Godschot simplifiant Valéry…on se pince!

  3. Joël Gayraud dit :

    Ce colonel Godschot a toutes les apparences du fou littéraire, mais d’un genre un peu spécial : un fou qui aurait étouffé toutes les fulgurances de la folie, un maniaque du banal, un obsessionnel de la platitude.

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