Apollinaire à la barre sur le canal de la Brenta

Il suffit parfois d’un trait plaisant pour rendre tout à fait digeste un aparté d’érudition. Lorsqu’il s’intéresse à l’écrivain italien Giorgio Baffo (1694-1768), Apollinaire mentionne que les écrits licencieux du susdit couraient la ville de Venise où il vivait, et surtout que « les jeunes femmes les lisaient en goûtant des sorbets ». Cette précision rafraîchissante devait paraître en 1914 dans un recueil de textes intitulé « Les diables amoureux », mais la guerre mit un terme au projet et il fallut attendre 1964, soit quarante-six ans après la mort de Guillaume Apollinaire pour le voir en librairies. Son chapitre sur « le » Baffo donne d’intéressantes informations et en cèle au moins une. Apollinaire donne notamment la parole à Giacomo Casanova (1725-1798) qui avait connu cet écrivain, réputé parler comme une vierge et écrire comme un satyre. Nous sommes ici entre grands séducteurs et Apollinaire choisit un passage où Casanova, âgé seulement de neuf ans, fut conduit à Padoue en burchiello pour y être mis en pension. Le burchiello étant une sorte de maison couverte installée au milieu d’un bateau, telle que l’on peut en voir un modèle sur une toile de Canaletto (vue partielle ci-dessus).

Ce qu’Apollinaire ne précise pas et l’on peut gager qu’il l’aurait fait s’il l’avait su, c’est que Burchiello était également le patronyme d’un poète ayant vécu de Florence à Rome en passant par Sienne, entre 1404 et 1449. Coiffeur de profession, Domenico di Giovanni, dit Il Burchiello, est l’auteur d’un certain nombre de sonnets que d’aucuns qualifient d’absurdes, voire de dadaïstes avant l’heure. On les trouve d’autant plus difficilement qu’ils n’ont pas été traduits en français. Une opportunité qu’il serait bon de saisir.

Ce chapitre voué au Baffo nous donne l’impression de circuler opportunément en burchiello, terme qui au passage, est toujours utilisé pour désigner les esquifs allant de Venise à Padoue. C’est une sorte d’éloge qu’Apollinaire fait au poète, en tout cas son approche est pour le moins bienveillante. À ceux qui le disaient obscène notre auteur bien à nous répond que « le Baffo a chanté ce qu’il a voulu et que ce qu’il a voulu chanter était ce qui plaisait le plus: l’amour. Il l’a fait en toute liberté et avec une grandeur que le patois vénitien ne paraissait pas devoir rendre ». Cet Italien de naissance qu’était Apollinaire trahit ici son goût pour la péninsule tandis qu’il évoque l’un de ces diables qu’était Baffo. Disant de lui qu’il « était content de son époque », heureux de vivre en particulier à Venise, « ville amphibie, cité humide, sexe femelle de l’Europe ». Expliquant que c’était grâce à ce magistrat-versificateur que l’on pouvait imaginer la décadence « pleine de volupté de la Sérénissime République » et qu’on pouvait en apprendre « sur la vie sexuelle de Venise, les fêtes, les Osteries, les Casinos, le Jeu, les Ballerines, les Nonnes libertines ». Visiblement Giorgio Baffo, connut un bon succès si l’on en croit une épitaphe élogieux d’Apollinaire, où l’on peut lire qu’il « excellait à se concilier les cœurs par son urbanité, son badinage; la promptitude de son esprit, à traverser de maintes manières toutes les faces de son sujet, excuse en quelque sorte, l’extrême lubricité de sa poésie. Fort avancé en âge, il n’était affligé d’aucun chagrin, il mourut pleuré de tous ».

Ces « Diables amoureux » semblent avoir été composés un peu à la diable justement, parfois en arrachant des pages des ouvrages où les extraits se trouvaient, ainsi que le rappelle l’universitaire Claude Debon dans « Le dictionnaire Apollinaire »  paru en 2019 aux éditions Honoré Champion. D’une « érudition apparente mais souvent de seconde main » précise-t-elle, elles sont en revanche valorisées par le « talent de conteur » de l’auteur qui trouvait là de quoi arrondir ses fins de mois, voire de les constituer tout court, avant même de songer à les améliorer.

C’est ainsi que l’on apprend des choses sur l’Arétin, Sade ou Mirabeau et que l’on découvre ce qu’est à la fois un burchiello et celui qui fut Burchiello. Dont la première édition des sonnets fut imprimée à Venise vers 1472, par Christoph Arnold si l’on en croit la Fondation Barbier-Mueller (1). Le défi prochain sera de lire un Burchiello à bord d’un burchiello au long de la Brenta, bras mineur du fleuve du même nom, avec une pensée pour Canaletto.

PHB

(1) Fondation Barbier-Mueller
« Les diables amoureux », préface et notes de Michel Décaudin (Gallimard, 1964)
Image d’ouverture: Canaletto, vue partielle du canal de Santa Chiara, source  musée Cognacq-Jay

 

 

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2 réponses à Apollinaire à la barre sur le canal de la Brenta

  1. Hormiguero dit :

    Belle découverte ! Et le désir de redécouvrir Venise à bord d’un burchiello…

  2. Joël Gayraud dit :

    On trouve la traduction de deux poèmes du Burchiello dans l’Anthologie de la poésie italienne parue dans la Pléiade. L’un illustre la lutte entre la Poésie et le Rasoir, car Burchiello, comme barbier et poète, devait partager son temps entre ses deux nobles activités ; l’autre est une apologie de l’ivresse déclinée en douze vers de vin. Ces deux poèmes sont des sonnets à queue, ou estrambots, de 17 vers, comprenant un troisième tercet, forme assez courante dans la poésie du quattrocento.

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