En épigraphe de son livre « La résistance et les poètes », Pierre Seghers avait écrit en quatrième de couverture, à l’adresse des jeunes qui le liraient, de ne jamais accepter de « devenir les égarés d’une génération perdue ». Et en épigraphe, il les prévenait que les « bûchers ne sont jamais éteints ». Résistant lui-même, il avait en 1974, cumulé un travail considérable sur l’engagement des auteurs durant la Seconde Guerre mondiale, en plus de ses connaissances pour le moins substantielles en poésie. Ainsi que le raconte en détail son épouse Colette dans un livre dédié, son mari s’était tourné, pour la publication de l’ouvrage, vers les éditions qui portaient toujours son nom mais qui ne lui appartenaient plus. Sept cents pages, avec une couverture présentant un détail du « Triomphe de la mort » de Pieter Brueghel (ci-dessus), l’ouvrage apparut aux éditeurs comme un peu trop pointu pour connaître le succès. Le tirage prudent de 5.000 exemplaires fut épuisé en un mois. On dut pourtant effectuer deux retirages avant que Pierre Seghers ne décide de reprendre les droits et proposer une édition abordable en deux volumes à Marabout.
En 1981, Colette Seghers dans un livre racontait du vivant de son mari (1906-1987), l’homme global qu’il était, le poète bien sûr, couronné en 1959 par le prix Apollinaire pour l’ensemble de son œuvre, mais aussi l’entrepreneur qui avait réussi, chose presque incroyable, à monter une quasi-industrie de la poésie avec sa fameuse collection presque carrée. Des volumes qui permettaient de découvrir des auteurs avec l’implication plus ou moins importante d’un connaisseur. Il en fallait un drôle de culot quand même pour élaborer un tel édifice, un drôle d’instinct et aussi un sacré flair pour quelque chose qui de surcroît tient toujours la route.
Bien plus jeune que lui (1928-2016), sa femme était bien sûr une observatrice suffisamment privilégiée pour rédiger un livre sous-titré « Un homme couvert de noms ». Car l’entreprise Seghers faisait de lui un personnage dont le second métier était d’aller parler à ses pairs afin de les éditer. L’on imagine sans peine l’agenda extraordinaire qu’il devait porter près du cœur, dans la poche intérieure de son veston.
C’est ainsi qu’à travers le regard de Colette Seghers, on redécouvre par exemple un homme comme Blaise Cendrars, déjà une célébrité quand Pierre Seghers fit en sorte de le contacter. Et aussi comment il réconcilia à sa demande l’homme du « Transsibérien », avec l’artiste Fernand Léger, comment enfin il publia en 1949 sur une idée de Cendrars, « La banlieue de Paris » avec un photographe débutant, Robert Doisneau. Un succès remarquable qui là aussi occasionna des retirages. En édition, Seghers prenait ses risques, mais il faut bien dire qu’il avait su se donner, les moyens de la diffusion, maillon indispensable entre l’auteur et les lecteurs. Homme cordial s’il en fût, Seghers ne manquait pas de débarquer chez Cendrars avec le champagne quand le hasard lui faisait trouver une édition originale du livre en accordéon, « La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France », mis en forme et illustré par Sonia Delaunay.
Ils n’étaient pas de la même génération mais les Seghers ont été les proches du couple constitué par Elsa Triolet et Louis Aragon. En ce sens, le témoignage de Colette Seghers est précieux, notamment imbibé de la douleur hautement communicative de Louis au moment de la disparition d’Elsa. Tellement liés que l’on ne disait pas chez les Seghers, « Elsa et Louis, mais les Aragon ». Colette Seghers se souvient de ce jour où son mari et elle sont allés visiter Aragon chez lui, désormais seul rue de Varenne: « Je fus impressionnée par l’appartement sombre. L’âme des maisons s’enfuit comme un lézard devant un chat (…). Aragon avait beau nous parler de son travail, nous montrer ses superbes chapeaux, tout était triste, la vieillesse et la solitude avaient surgi de toutes parts, avaient englouti toute lumière. » Et de conclure quelques lignes plus loin: « La vérité est que nous l’aimions ».
Cette biographie détaille enfin, de quelle façon, une fois libéré de ses chaînes de chef d’entreprise, Seghers s’attaqua à la traduction des fameux poètes persans Saadi (1184-1280) et Hafiz (1325-1389), ce qui ressemblait à une mission impossible. On apprend que sa méthode avait consisté une fois les poèmes traduits mot à mot, une fois écouté leur récitation, à en faire une interprétation, grâce à sa propre fibre poétique et sans doute le respect dû à des auteurs jusqu’alors inconnus en France. Ce sera ensuite le cas pour Omar Khayyâm.
Dans le courant de son texte, Colette Seghers met en exergue une encourageante citation de Rembrandt (nom de famille, Harmenszoon van Rijn) qui disait: « Demeure dans ta maison, ta vie entière ne suffira pas à trouver les merveilles qui s’y trouvent. » Notamment les petits volumes Seghers qui prennent un malin plaisir à se disséminer dans les tiroirs et rayonnages.
PHB
En lisant
« les éditions qui portaient toujours son nom mais qui ne lui appartenaient plus. »
force est de penser à Eric Hazan.
La poésie, l’amitié, l’honneur, il y a tout chez certains hommes de ce temps-là (et d’autres temps), merci Philippe, pour cette évocation de circonstance.