« J’adore travailler dans des sites historiques parce que ce sont des intelligences de lieux. » disait le paysagiste Louis Benech. C’est bien d’intelligence des lieux dont il est ici question s’agissant de deux espaces verts de Seine Maritime gérés par le département: le jardin de l’abbaye de Saint Martin de Boscherville et le Parc de Clères situé à 30 km de là. Dans les deux cas l’intelligence des lieux a perduré par delà les siècles et le temps qui passe. Le temps des jardins est un temps long. Les moines bénédictins mauristes arrivent en 1659 à Saint Martin de Boscherville et commencent les plantations en 1680.
La conception d’un jardin d’abbaye ou monastique est héritée du moyen âge: à vocation vivrière et nourricière, il est supposé fournir un potager et des arbres fruitiers pour la nourriture des moines mais aussi des vignes pour le vin de messe, des plantes aromatiques et médicinales pour leurs vertus curatives, et des fleurs pour fleurir l’autel. C’est ainsi que ce jardin a rempli sa mission pendant des siècles. Au départ des moines après la Révolution française, l’église abbatiale est sauvée mais les espaces aménagés sont abandonnés et deviennent terres agricoles dès 1828. Il ne reste du lieu que deux iconographies de la fin du XVIIe. C’est à partir de ces images, bien plus tard en 1987, que l’association touristique de l’abbaye Romane chargée de la restauration du lieu commence à réfléchir à la «restitution» ou re-création des espaces extérieurs.
Bientôt sont dressés les premiers plans réalisés par deux paysagistes, d’abord René Peuchère puis Louis Benech. Des éléments déterminants émergent: la symétrie est/ouest avec axe central, l’étagement en trois terrasses et les quatre zones: le potager, le verger avec ses variétés de fruits anciennes, des parterres et mails plantés. Des découvertes archéologiques viennent conforter l’axe central avec l’escalier et le pavillon des vents qui, sur la dernière terrasse domine la vallée pour accéder au panorama époustouflant sur le paysage des boucles de la Seine. Cet axe et cette perspective annoncent les jardins à la française, qui donneront le tracé définitif du lieu. L’exercice a donc consisté à partir -sur un même espace-, d’un jardin monastique du moyen âge pour aboutir aux perspectives d’une représentation à la française de la fin du XVIIe, un exercice de style et un vrai régal pour un paysagiste…. Après restauration des éléments architecturaux, ce sont plus de 440 personnes en chantier d’insertion qui ont réalisé l’aménagement paysager assurant ainsi la continuité de l’histoire entre les moines bénédictins et les travailleurs en insertion
pour achever cette renaissance au fil des siècles et ce défi au temps qui passe.
À 30 kilomètres de là, le parc de Clères est l’œuvre d’un homme, l’entomologiste et botaniste Jean Delacour. Implanté lui aussi sur un site médiéval aménagé au XIXe siècle en parc paysager pittoresque, il est devenu au début du XXe « le paradis terrestre » voulu par Jean Delacour qui l’aménagea pour y faire cohabiter les animaux en semi liberté, ses collections végétales et des parterres de style Art and Craft.
Jean Delacour s’intéresse très jeune à la nature, passion qu’il développe dans son enfance pendant les vacances qu’il passe dans la propriété familiale de Villers-Bretonneux. Après des études de botanique à Lille, il entame des études de zoologie à la Sorbonne et fréquente assidûment le Muséum National d’Histoire Naturelle, dont il deviendra plus tard chercheur associé et correspondant. Après la perte de Villers-Bretonneux durant la guerre de 14/18, il recherche le lieu idéal pour développer de nouvelles collections.
C’est ainsi qu’il acquiert le domaine de Clères en 1919. Dans le parc, il crée ses premières serres peuplées d’oiseaux et collectionne les orchidées. Il continue les aménagements extérieurs initiés par son prédécesseur Hector de Béarn en transformant la prairie en façade pour en faire un jardin Arts and Crafts, en aménageant savamment les espaces de circulation humains/animaux avec des murs minéraux ou végétaux et en faisant construire des volières avec pour certaines des points d’eau aménagés en fontaine. Pendant ce temps, il continue ses expéditions d’où il ramène des milliers de spécimens.
Mais la guerre de 1939 arrêtera cet élan. Après l’incendie du château de Clères en février 1939 qui détruit sa bibliothèque et ses archives scientifiques et personnelles, découragé, il rejoint les États-Unis en décembre 1940, à la suite du bombardement de sa propriété en mai et juin de la même année.
Le parc de Clères étant à nouveau ouvert à la visite en 1947, il revient plusieurs mois par an y séjourner jusqu’à sa mort en novembre 1985 à l’âge de 95 ans. Dès les années soixante, Jean Delacour avait préparé l’avenir du parc en le léguant au Muséum National d’Histoire Naturelle, partenaire professionnel de l’ornithologue depuis toujours. L’esprit du lieu reste en accord avec la vision de son concepteur et c’est de nos jours un vrai bonheur de partager, en bonne intelligence, la visite du site et des collections botaniques avec les animaux qui y résident.
Marie-Pierre Sensey