Il y avait en ces temps-là, une grande démesure dans les soirées de Saint-Pétersbourg. C’était juste avant la Première Guerre mondiale. Dans ses peu nombreux souvenirs écrits, la chanteuse Fréhel qui se produisait sur la scène russe, s’était souvenue d’un grand homme de l’armée russe. Il venait voir sur scène une autre chanteuse, Germaine Fabiani. Il en avait fait son amante et cet homme « superbe de prestance et de force », ne supportait pas que les chefs d’orchestre pussent jouer autre chose que les textes interprétés par sa dulcinée. La violence qui exsudait de son visage, surtout lorsqu’il était ivre, invitait les chefs d’orchestre à s’incliner. Sauf un qui refusa. Et elle se souvenait encore de cet officier qui se leva alors dans un « uniforme de la garde, bleu avec un liseré rouge », elle revoyait l’éclair du sabre qui décapita d’un coup le récalcitrant devant le public interdit. Fréhel décrivait une ville tellement blasée des outrances, des drogues et des alcools qui circulaient en masse, qu’elle supposa que le chef des maîtres d’hôtel Nicolas Glass, s’était contenté de « faire figurer l’infortuné sur la note ». Marguerite Boulc’h dite Fréhel, n’avait pas encore trente ans et un itinéraire tout à fait hors normes.
Les éditions L’échappée viennent d’avoir la judicieuse idée de republier la biographie de Fréhel sortie pour la première fois en 1990 sous la plume de Nicole et Alain Lacombe. Avec sa couverture joliment Art Déco, ce texte très renseigné sur le personnage et son contexte, nous éclaire à la fois sur un personnage qui fut aussi connu que Maurice Chevalier, tourna aux côtés de Gabin dans Pépé le Moko, alors que tout la prédestinait à vivre très en dessous du seuil de pauvreté.
Bretonne d’origine, apparue sur Terre en 1891 dans le 17e arrondissement, la petite Marguerite connut un début de vie misérable, une vraie gosse des ruisseaux, proie des malfaisants. Une fillette qui apprit la vie à la dure mais mue par une volonté farouche de prendre sa revanche. Elle commença par livrer du sel pour le compte de l’entreprise Cérébos, ce qui lui permit de comprendre petit à petit comment le monde fonctionnait et surtout de réaliser que d’autres s’en tiraient bien mieux que ses parents. Avec sa gouaille, son franc-parler et un talent évident pour donner de la chair au chant, dépouillée, malingre mais maligne, elle décrocha son premier contrat à 14 ans dans un établissement où Maurice Chevalier débutait également. L’établissement s’appelait L’univers et était dirigé par un certain Hamel lequel, selon Chevalier, « était un homme genre bouledogue« , gueulard mais pas méchant. De fil en aiguille, Fréhel devint la maîtresse de Chevalier, lequel en parlait comme quelqu’un chantant les amours des fortifs (fortifications militaires déclassées aux portes de Paris ndlr), « douée, depuis ses jolis pieds jusqu’à ses cheveux cendrés ». Une vraie histoire d’amour qui s’autodétruira, notamment sous les effets de la cocaïne qui circulait apparemment en grande quantité.
Les auteurs du livre expliquent que Chevalier, réalisant qu’il en oubliait ses textes, sut choisir entre la drogue et sa carrière et interchangea Fréhel pour d’autres, notamment Jeanne Florentine Bourgeois, dite Mistinguett (1876-1956). Il n’empêche qu’entre Fréhel et Chevalier s’était formée une forte histoire d’amour dont les cicatrices ne se refermèrent jamais tout à fait. Au point qu’en fin de carrière, de retour dans la pauvreté, alors que des proches collectaient de l’argent pour aider Fréhel à survivre, l’interprète et auteur de « Dans la vie faut pas s’en faire », lui adressa un gros chèque de deux cent mille francs. Mais signe d’un sentiment jamais consolé, Fréhel le refusa.
Ce livre nous la fait suivre de scène en scène, de Paris à Saint-Pétersbourg en passant par Bucarest et Istanbul où elle faillit mal terminer. Sur le bateau du retour vers la France, elle balança toute la cocaïne par-dessus du bord (elle en prisait plusieurs grammes par jour) avant d’aller souffrir des effets du manque à fond de cale. Elle séduisait beaucoup de monde, des rois, des reines, des princes, des princesses, des grands militaires, des ministres, des pairs, des artistes comme elle. Oubliée dans l’exil en Roumanie puis en Turquie, elle réussit néanmoins à refaire surface en France et à chanter de nouveau sur scène. Y compris durant l’Occupation ce qui lui vaudra quelques ennuis après, alors que son absence de conscience politique ne lui avait pas, probablement, permis de mesurer le risque consistant entre autres à aller chanter en Allemagne devant les prisonniers.
Un peu épave il faut bien le dire au sortir de la seconde guerre, la grande Fréhel que connut notamment Colette, avait alors consommé toute l’énergie de la gamine voulant à toute force sortir du ruisseau. Et le 3 février 1951, elle mourut chez elle après avoir appelé à son côté « son bougnat et sans doute son meilleur ami ». Épuisée des suites d’une vie excessive, sans compromis, qui faisait bien rire les gens la regardant brûler.
PHB