Quelque part dans les années cinquante, Isabelle Collin Dufresne qui n’était pas encore Ultra Violet, badinait avec Salvador Dali dans la suite d’un palace new-yorkais. Après lui avoir demandé de poser nue, il entreprit avec elle une sexualité par procuration, consistant à faire circuler de sa main sur la peau de sa muse, un homard neutralisé. Au moment où le crustacé venait d’atteindre un lieu stratégique avec le visage de Dali tout près de la carapace, le téléphone sonna et, le maître relevant la tête pour répondre, dut bien constater que le homard était resté accroché à l’un des bouts de sa moustache. Ce qui fait que l’animal termina son existence terrestre en vol plané à travers la forcément somptueuse chambre du Saint-Régis, entre Madison et la Cinquième Avenue. C’est entre autres trucs marrants, ce que cette femme disparue il y a maintenant dix ans, racontait dans un livre paru en 1989. Il était titré « Ultra Violet, ma vie avec Andy Warhol », mais un assez large chapitre était consacré à Salvador Dali. Ce dernier lui disant un jour que son coude à elle était aussi « comestible que le quignon d’une miche de pain ». Elle lui rétorquant ton sur ton que ses lèvres à lui étaient aussi comestibles « qu’un grain de muscat épluché ». Mais il la corrigea en prétendant qu’elles étaient davantage comparables aux « testicules de Phidias » (artiste grec, 430 avant J.C.) qu’il était en train de peindre.
Étonnante destinée que celle de cette femme née en 1935 à La Tronche en Isère (France) dans un milieu privilégié. Étouffant sous une scolarité de bénitier et une éducation dépourvue d’amour, Isabelle Collin Dufresne finit par prendre la tangente et rejoindre sa sœur à New York. Où elle se tissa assez vite un réseau dans le domaine de l’art. Et un jour de 1963, alors qu’elle prenait le thé avec Dali, son « compagnon fantasmagorique », elle vit s’approcher un « ectoplasme portant une perruque synthétique fatiguée, blanche sur le dessus, argent au milieu et noire dessous ». Un albinos avec un « œil bleu, l’autre gris, le teint terreux, la peau blanche, le regard glauque et las », qui s’en venait saluer Dali. Lequel se tourna vers sa protégée et lui dit: « Isabeau je te présente Andy Warhol, Andy, Comtesse Isabeau de Bavière, née Dufresne. » C’est ainsi que la jeune grenobloise allait pénétrer le milieu underground de New York, ses horreurs et ses munificences.
Son livre n’est pas tout à fait une autobiographie puisqu’il s’agit d’une vie « avec ». Et l’on plonge avec elle dans ce milieu des années soixante et soixante-dix, bien diluées depuis. L’ouvrage fait d’ailleurs écho à un portrait d’Andy Warhol paru l’année dernière (1), lequel narrait déjà les extravagances de cet homme né d’un milieu très modeste et qui d’une certaine façon, consacra sa vie à hypnotiser des clients argentés tout en leur soutirant le prix élevé du portrait qu’il ferait d’eux à partir d’un cliché polaroid. Dans les deux cas, nous avons affaire à un témoignage en prise directe depuis le cœur méningé de Warhol et de ses extensions artistiques, là où la provocation est toujours présente. Là où la fascination et la répulsion de l’artiste se télescopent autour de la nudité. D’un côté il ne peut plus voir le corps de son amant l’écrivain Truman Capote, ne préférant interférer sexuellement avec lui qu’au téléphone, d’un autre côté il oblige maints hommes à se déshabiller devant lui afin de les fixer au moyen de sa caméra, avec des plans fixes interminables. Ultra Violet nous raconte ainsi un film qu’il tourna, intitulé « Taylor Mead’s ass ». Soixante-dix minutes à cadrer le postérieur dévoilé de l’acteur Taylor Mead, qui n’aurait même pas été payé de sa patience.
Ultra Violet ne se drogue pas comme la plupart des gens qu’elle fréquente ce qui lui permet de rester relativement lucide et de restituer sans trop de défaillances de mémoire les extravagances de cette partie de sa vie, et quelques trophées comme d’avoir participé au film de John Schlesinger, « Macadam cowboy » (1969) avec Dustin Hoffman. Bien qu’il ne s’agisse que d’une apparition se voulant révélatrice d’une certaine décadence qu’elle représentait. Un monde sans interdits qui laissera sur le carreau nombre de victimes telle Edie Sedgwick (1943-1971), happée brutalement des suites de son anorexie et de sa toxicomanie. Ultra Violet lui a consacré un chapitre dénommé « L’archange de l’amour ». « Jeune, riche, belle, intelligente, enjouée », celle qui était paraît-il l’héroïne de « Blonde on Blonde » une chanson de Bob Dylan, était morte sans que les membres de la Factory, « le » lieu de la bande à Wahrol ne s’en fussent rendu compte. C’est le versant bien « dark » d’années hautes en couleurs, au propre comme au figuré.
Son livre commence par la messe de funérailles de Warhol, avec une foule en adéquation au mythe. Quant à elle, son inhumation sera effectuée dans sa région de naissance, du côté de Grenoble, à distance de toute folie. Après une remarquable embardée.
PHB