Après nous avoir émerveillés cet automne au Studio-Théâtre avec “Je reviens de loin” (1), l’auteure Claudine Galea est de nouveau à l’affiche de la Comédie-Française, au Vieux-Colombier cette fois-ci, avec “Trois fois Ulysse”. Une commande de la metteuse en scène et directrice des Plateaux sauvages Laëtitia Guédon. Trois Ulysse donc pour évoquer la figure du héros chanté par Homère (fin du VIIIe siècle av. J.-C.); le vainqueur de Troie à trois étapes distinctes de sa vie, face à trois figures féminines: Hécube, Calypso et Pénélope. L’auteure et la metteuse en scène revisitent ici le mythe sous le prisme féminin, un mythe dont les Dieux seraient absents et dont le héros est ramené à sa simple et si terrible humaine condition. De jeunes et talentueux chanteurs du chœur de chambre lyrique Unikanti accompagnent le texte de Claudine Galea, insufflant à la pièce la dimension d’un oratorio.
Rappelez-vous les premiers vers de “L’Odyssée”: “Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu’il eut renversé la citadelle sacrée de Troiè. Et il vit les cités de peuples nombreux, et il connut leur esprit ; et, dans son cœur, il endura beaucoup de maux, sur la mer, pour sa propre vie et le retour de ses compagnons. Mais il ne les sauva point, contre son désir; et ils périrent par leur impiété, les insensés! ayant mangé les bœufs de Hèlios Hypérionade. Et ce dernier leur ravit l’heure du retour. Dis-moi une partie de ces choses, Déesse, fille de Zeus”. (2) Ainsi commence le récit du héros le plus célèbre de la mythologie grecque: Ulysse (Odysseus, en grec ancien), loué pour sa mètis (intelligence rusée); le “rusé Ulysse”, “l’homme aux mille ruses” qui permit aux Grecs de gagner la guerre contre les Troyens grâce à un astucieux stratagème. Son retour à Ithaque, contrarié par Poséidon, le Dieu des mers, dura dix ans, dix longues années d’errances et d’aventures. Les rencontres que fit le fils de Laërte pendant ce grand voyage appartiennent aux mythes fondateurs de notre civilisation: le cyclope Polyphème, la nymphe Calypso, la princesse Nausicaa, la magicienne Circé, les sirènes… Et bien évidemment Pénélope, la fidèle épouse, occupée à faire et à défaire sa tapisserie. Si chacun a sa vision d’Ulysse, le poème d’Homère nous le dépeint comme un homme sage, fort, courageux et séduisant auquel succombent nymphes et déesses; un être irrésistible, doté de toutes les qualités, un demi-Dieu, en somme.
“Trois fois Ulysse” revisite quelque peu le mythe. La pièce ici déconstruit la figure du héros pour le ramener à sa condition de simple mortel, avec ses failles, ses désirs, ses doutes et ses tourments. Exit Poséidon, Éole, Athéna ou Zeus; Ulysse est maître de son destin et responsable de ses actes, de sa relation au monde, aux hommes et aux femmes. “Trois fois Ulysse” raconte tout autant Ulysse que les trois femmes qui ont ici croisé son chemin à différentes époques de sa vie. Ainsi, en trois grands tableaux, ce sont trois couples qui nous sont proposés, trois facettes d’Ulysse en lien avec chacune d’elles.
Le premier tableau nous ramène à “L’Iliade”: Troie tombée entre les mains des Grecs, Hécube (Clotilde de Bayser), épouse du roi Priam et reine de Troie, a été offerte en trophée au jeune et valeureux Ulysse (Sefa Yeboah). Mère de nombreux enfants, elle a vu la plupart d’entre eux périr et les pleure. C’est une reine éplorée qui, avant qu’il n’entame son long voyage, demande à Ulysse de rendre compte de la violence des Grecs et le met face à sa propre cruauté.
Le deuxième tableau effectue un saut dans le temps: après sept années de vie commune avec Calypso (Séphora Pondi), Ulysse (Baptiste Chabauty) doit se résoudre à reprendre la mer. Une séparation amoureuse qui ne se fait pas sans doutes et sans douleur… Le dernier tableau met en scène le retour d’Ulysse (Éric Génovèse) auprès d’une Pénélope (Marie Oppert) que le temps a murée dans le silence et la solitude. Alors que le héros paraît vieilli et fatigué, son épouse, elle, est restée figée dans sa jeunesse. Et ce n’est pas vers une mort paisible qu’elle souhaite l’accompagner, mais vers une vie nouvelle.
Si le texte s’avère ardu, sa composition en longs temps de parole permet de belles envolées lyriques et quelques fulgurances (mention spéciale à Séphora Pondi). La colère d’Hécube, la sensualité de Calypso, la froideur de Pénélope n’en sont que plus prégnantes. Mais la beauté du spectacle réside avant tout dans une esthétique où se mêlent de manière poreuse parole, chant, lumière et vidéo. Tel un clin d’œil à la ruse d’Ulysse, le décor est constitué d’un monumental crâne de cheval -qui, retourné, figure une jolie grotte éclairée de dizaines de bougies- et, sur le mur du fond, des images mouvantes colorées que l’on peut imaginer être la mer, les nuages, le soleil ou, pourquoi pas, la présence lointaine des Dieux. Les jeunes voix du chœur interprétant des chants anciens transcendent les sentiments des personnages et insufflent une dimension onirique à la pièce. De toute beauté!
Isabelle Fauvel
Merci beaucoup