Disons sans faiblir que la célébration du centenaire de la disparition de Puccini cette année a commencé dès l’an dernier avec un enregistrement de « Turandot » qu’on ne peut pas ignorer. La distribution aligne une pléiade de chanteurs à faire frémir les fans: Sandra Radvanovsky et Jonas Kaufmann dans les rôles titres, et dans les seconds rôles, Ermonela Jaho, Michele Pertusi et Michael Spyres en guest star. Ce qu’on appelle une distribution de légende, sous la direction d’Antonio Pappano, maestro de légende lui aussi. Pas très connu du public français, car il ne vient pas diriger chez nous, il est une référence mondiale : la liste de ses CD et DVD pucciniens et verdiens s’allonge depuis 25 ans, lorsqu’il a pris la fonction de directeur musical du Royal Opera House (ROH) à Covent Garden (Londres) en 2002. Son autre titre, tout aussi royal, est celui de chef musical de l’Académie de Sainte-Cécile de Rome, qu’il assume parallèlement depuis 2005.
Pour un Anglais d’origine italienne, né dans l’Essex, puis transporté par sa famille à treize ans dans le Connecticut, devenu répétiteur du New York City Opera à vingt-et-un ans, officiant à Londres depuis 2002, la nomination romaine est évidemment un symbole, un couronnement, une apothéose, car dans quelle plus belle langue peut-on chanter l’opéra que dans l’italien ? Naturellement, divas et divos l’adorent, et répètent volontiers avec cet excellent pianiste. Dire que Jonas Kaufmann, l’incomparable ténor munichois, a enregistré cinq DVD sous sa direction, c’est tout dire (« Tosca » et « Manon Lescaut » de Puccini, « André Chénier » de Giordano, « Carmen » de Bizet, « Othello » de Verdi).
L’incomparable Jonas s’était déjà mesuré dès 2015 avec le grand air du ténor de « Turandot », le « Nessun dorma » (« Personne ne dormira », Acte III), précisément dans un CD puccinien dirigé par Antonio Pappano. Mais affronter l’œuvre toute entière, dernier opéra inachevé de Puccini, résonnant en 1926 de sonorités quasi stravinskiennes, c’est autre chose. Pour ce retour final au « grand opéra », le beau Giacomo Puccini s’est à nouveau tourné vers les mirages de l’Asie. Après « Buterfly » et le Japon fantasmé, voilà la Chine remontant quasiment aux temps légendaires des « Mille et une nuits ». La terrible princesse Turandot, fille de l’Empereur de Chine, fait annoncer qu’elle épousera un prince de sang royal ayant résolu trois énigmes. Le prince de Perse, ayant échoué, va être décapité. La princesse se montre un instant pour refuser sa grâce, et dans la foule, un anonyme, « le prince inconnu », est foudroyé par sa beauté et décide de relever le gant.
Dans cet enregistrement de concert, on ne peut éviter, comme lors des représentations in vivo, certaines faiblesses de cet opéra inachevé, avec des passages comiques longuets style comedia del arte. D’autant que Pappano a choisi « en première mondiale » la version achevée à l’époque par Alfano, à laquelle on a préféré ensuite celle, plus courte, de Toscanini.
En fait, à l’écoute, les faiblesses du livret passent mieux que sur scène, et les splendeurs avant-gardistes de l’orchestration puccinienne s’épanouissent sous la direction d’un Pappano bannissant la grandiloquence ou le kitsch. Ce qui n’est pas facile avec l’énorme masse de l’orchestre et des chœurs, alors que le maître des chœurs (ah ce chœur des « Voix mystérieuses à bouche fermée » à la fin du deuxième acte de « Buterfly » !) leur donne ici des sonorités violentes et heurtées.
Et puis l’ami Antonio, qui n’avait jamais dirigé l’œuvre sur scène avant parce qu’il la trouvait trop grandiloquente mais souhaite le faire dorénavant, a su convaincre pour les rôles titres « posant des problèmes de vaillance et de tessiture rarement résolus » comme disent les spécialistes, outre son complice l’incomparable Jonas en mystérieux prince Calaf, Sondra Radvanovsky en princesse de glace. Le plus beau titre de gloire de la soprano lyrique canadienne est d’avoir incarné au Met, au cours de la même saison 2015-2016, les « Trois Reines » de Donizetti (« Maria Stuarda », « Anna Bolena », Elisabeth 1ère dans « Roberto Devereux »). Quand Anna Netrebko l’intrépide avait reculé devant le challenge… Mais l’exploit ne voudrait rien dire en soi, si Sondra n’était pas l’incarnation même du bel canto, dont les règles d’or ont été remises à l’honneur par la Callas. Autrement dit l’incarnation de ce que l’opéra a de plus beau: l’ampleur et la beauté du timbre, la technique au service de l’émotion, la noblesse du visage et des attitudes. Combien sont-elles, aujourd’hui, de ce niveau-là ?
Autant dire qu’elle ne fait qu’une bouchée des imprécations terrifiantes de la terrible princesse (même à cinquante-quatre ans), et parvient même, à la fin, à lui rendre une certaine humanité. Quant à Jonas l’incomparable dans le rôle du prince Calaf, même à cinquante-quatre ans lui aussi, même si certains suraigus sont peut-être moins brillants qu’autrefois écoutons-le dans l’aria « Non piangere, Liu ! » (« Ne pleure pas, Liu ! », numéro 14 CD 1), à faire tout simplement… pleurer d’émotion.
Et si l’on trouve que cette humble adresse à la petite esclave Liu est peut-être le plus bel air de toute cette œuvre célèbre pour ses magnifiques suraigus, rappelons-nous que c’est le personnage le plus proche au cœur de Puccini.
Lise Bloch-Morhange
On l’entend , on l’écoute , on l’admire, plusieurs fois dans une vie Tutando en tout cas , ceux qui aiment l’opéra. Ce qui est magnifique c’est que Lise nous fait découvrir parfaitement une nouvelle interprétation et nous donne envie de réécouter encore une ou plusieurs fois.
Merci Lise