Hélion à cent quatre-vingt degrés

Comme dans la vie, comme dans un film et comme dans une vie d’artiste, il arrive un jour un point de bascule, un changement du rapport de force, quelque chose qui fait que tout va changer. Dans le parcours de Jean Hélion (1904-1987), ce type d’événement s’est également produit. L’exposition qui lui est consacrée en ce moment-même au Musée d’Art Moderne de Paris a été conçue de façon chronologique, méthode banale mais efficace permettant de situer cette rupture. Son existence d’artiste a donc été scindée en deux. Voilà un homme qui a commencé par l’abstraction la plus pure et qui, à un moment donné, a basculé dans le figuratif hyperréel. Dans un genre qui n’est pas sans faire penser à de la bande dessinée, comme cet « Allumeur » ci-contre, réalisé en 1944. C’est à partir de 1939 qu’il accomplit son virage à cent quatre-vingt degrés avec une période d’abstinence due successivement à sa mobilisation, sa captivité, son évasion et ce que l’on pourrait appeler une forme de résurrection, a minima de changement de cap. Une évolution radicale qui n’a pas été forcément bien perçue par le public, par ses pairs, un peu comme un musicien qui passerait du classique au free jazz sans préavis.

D’autant que Jean Hélion faisait en quelque sorte les choses à l’envers. Durant des siècles, les peintres faisaient du figuratif quitte à faire quelques embardées dans l’allégorique, le religieux, et ils s’y tenaient d’ailleurs jusqu’à la tombe, même si l’on peut déceler dans les coins de quelques chefs-d’œuvre, de l’abstraction clandestine, d’étranges détails, de curieuses juxtapositions géométriques.

Et puis au début du 20e siècle sont arrivés des artistes tels Braque ou Picasso qui ont tout envoyé chambouler, toute ressemblance avec quelque chose de réel étant priée de prendre la porte, de se dissoudre.  Ce faisant ils tournaient le dos à leur période représentative pour s’en aller profiter des licences de l’abstraction, dans un domaine où tout serait permis.

Alors que Jean Hélion, lui, a fait comme maints lecteurs de journaux: il a commencé par la fin. Au point que dès le début de la scénographie, on se croirait chez Mondrian. S’il a été initié au cubisme par le peintre uruguayen Joaquín Torres García, il a fait surtout la connaissance en 1929, de deux légendes de l’abstraction sans compromission, Théo van Doesburg et Piet Mondrian. En visitant l’atelier de ce dernier, ce fut le choc. Ce même Mondrian qui avait en 1926 dans la revue Cahiers d’art, radicalement résumé son travail ainsi: « Une peinture plane dans le plan ». Sauf que Mondrian s’y était presque égaré tandis qu’Hélion, lui, reprendra redescendra sur Terre avec l’adoption d’un réalisme remarquable, telle l’image qui fait l’affiche de l’exposition: « L’homme à la joue rouge » (et au chapeau jaune), réalisée en 1944. Une œuvre remarquable d’équilibre et d’élégance que l’on peut voir dans le métro en ce moment, non sans éprouver vu l’environnement, un certain réconfort visuel.

Si c’est bien le résultat qui compte, la démonstration en est ici faite. Du moins jusqu’à l’orée des années cinquante où sa production fait de la rue sa thématique de travail favorite. Avec des situations attachantes, au charme souvent étrange, où s’installent des situations insolites qui fixent notre regard et nous font marquer l’arrêt. Comme cette « Grande scène journalière » de 1948 où un homme assis, pieds nus, est encadré par deux piétons, l’un tenant son journal les paupières closes, l’autre ayant plus logiquement les yeux ouverts. L’affaire est à tout le moins énigmatique, elle sent même un peu le cauchemar, ceux qui ne font pas vraiment peur mais dont on se dit qu’ils sont à tout le moins bizarres. Ce n’est pas de l’abstraction mais on est tout de même ailleurs comme Delvaux et ses quais de gare.

Il est bien que Jean Hélion fasse l’objet d’une rétrospective majeure dans un musée de référence comme le MAM qui détient quelques unes de œuvres dans ses collections telle « La grande mannequinerie » (1951). On ne s’ennuie pas un instant, l’ensemble étant d’une grande cohérence, tandis que la lisibilité des œuvres est constante qu’il s’agisse d’une toile abstraite ou figurative. On nous dit que sa rupture avec l’abstraction serait concomitante avec l’abandon de ses utopies. Notamment à l’égard de l’URSS où tous ses amis d’antan avaient été éliminés par Staline. D’une certaine façon, son ancrage dans le réalisme -même relatif- constituait un retour vers l’humain. Comme ce jour de 1942 où il s’était évadé de son lieu d’internement, péripétie dont il fera un livre au nom évocateur, « They shall not have me », récemment traduit et qui connaîtra le succès. Sauf que la maladie et la mort ont toujours le dessus et c’est presque aveugle qu’il terminera sa carrière. Nous qui avons encore des yeux pour voir, filons voir Hélion.

PHB

« Jean Hélion, la prose du monde » jusqu’au 18 août au Musée d’Art Moderne de Paris
Photos: PHB Dernière photo: composition orthogonale, 1929-1930
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Exposition. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Hélion à cent quatre-vingt degrés

  1. Jacques Ibanès dit :

    Pour être rare, la démarche de Jean Hélion de l’abstraction au figuratif n’est pas unique. Le peintre surréaliste Yves Elléouët (1932-1975) avait suivi le même cheminement. Je me permets de mentionner cet artiste trop peu connu, car il est également l’auteur de deux extraordinaires récits publiés chez Gallimard « Le livre des rois de Bretagne » et « Falc’hun ».

Les commentaires sont fermés.