Un songe, une illusion, un mirage, un faux pas

Il y a des évidences qui ont été comprises bien tôt. S’il est dit couramment que pour vivre heureux il vaut mieux vivre dans l’anonymat, certains l’avaient théorisé il y a longtemps. D’autres en avaient fait des quatrains tel Omar Khayyâm qui vécut à Nichapur, l’actuel Iran, à partir du 11e siècle. Ses quatrains ou Rubâ’iyât, encensaient globalement l’art de vivre heureux, d’amour et de vin. Et donc quelque part et en quelque temps reculé, il avait écrit justement: « Si tu acquiers la renommée dans la cité on t’assassine!/Si tu te caches dans ton coin on te dit un instigateur!/Alors ne vaudrait-il pas mieux, fusses-tu Élie ou saint Georges/N’être lié à personne, de personne n’être connu? ». Fascinant personnage, Omar Khayyâm fut traduit par Pierre Seghers dans la seconde partie du 20e siècle. Et ce travail qui fait aujourd’hui autorité, accompagné d’une présentation biographique étincelante d’érudition, vient de ressortir aux éditions Seghers (dès le 8 février), dans un contexte géo-politique qui accentue l’intérêt de sa lecture. L’éditeur français en était tellement entiché que tout en haut du cimetière de Montparnasse, côté Raspail, il a été enseveli avec les carnets de vers de Omar Khayyâm.

Et effectivement l’actualité qui hélas fait clignoter l’Iran de signaux lugubres, entre tortures et exécutions menées par un gouvernement théocratique impitoyable, montre à travers ce livre, que les racines des événements contemporains où coule une sève vénéneuse, plongent fort loin dans le passé, dans une époque violente où les Arabes, les Turcs et autres Mongols imposaient leur loi, sans mégoter sur les massacres afin de bien se faire comprendre.

Cette introduction biographique est à lire (et à relire) ligne par ligne. Il se trouve qu’au moment où Pierre Seghers s’attaque au sujet, à la toute fin des années soixante-dix, la révolution islamique bouillonnait. Les funestes mollahs sortaient leurs dents afin de remplacer un régime il est vrai hautement critiquable. Avec les mollahs cependant, la terreur sera plus forte, plus globale. Et on se souviendra que c’est en France que s’était abrité le plus vilain des barbus à turban-réacteur. Omar Khayyâm vivait lui dans la région du Khorassan, lieu de tous les enjeux passés et futurs. Le poète et savant dut utiliser la ruse et les faux-semblants face à la loi du Coran et à ses chefs-censeurs.

Entre récit, analyse et citations, la plume de Seghers est hautement captivante. Elle met en avant un poète singulier dont on parle encore et qui avait écrit le précepte suivant dans son traité de métaphysique: « Dis aux sages que, pour les amoureux, l’extase est le guide, et que ce n’est pas la pensée qui montre le chemin. » Tout un programme, aussi séduisant que ses travaux savants, mêlant l’algèbre et l’astronomie. Où on apprend au passage d’ailleurs, que le mot algèbre vient de l’arabe, de même que la dénomination « x » pour la puissance de l’inconnue. Astrophysicien fasciné par les instruments scientifiques, le poète savait irriguer la poésie de sa science: « Chaque atome, dans le soleil, n’est que la poussière d’un roi/Qu’est-ce que notre monde et qu’est-ce que la vie?/Un songe, une illusion, un mirage, un faux pas »/.

En fait Seghers nous bluffe autant que son sujet. Il est ce faisant dans un travail de transmission d’autant plus efficace qu’il a tout compris par lui-même, après décryptage. Le poète qu’il a toujours été lui aussi, était d’autant mieux placé pour respecter le message et sa musicalité. En précisant que si l’amour était pudiquement imagé dans ses Rubâ’iyât, la dilection exhibitionniste de Omar Khayyâm pour le vin en revanche, faisait de lui un  militant publicitaire de l’ivresse, bien davantage que Baudelaire le fut quelques siècles plus tard. Presque chaque quatrain contient un motif pour lever le coude. Il disait en substance qu’étant donné les incertitudes de l’existence et la certitude qu’elle cesserait un jour, qu’importait un comportement abstinent. Lui qui vécut sans doute au-delà des 80 ans (bien au-delà de la moyenne) pouvait profiter du vin de la ville de Shiraz, réputé le meilleur du monde. Il a quasiment disparu du pays, la faute à devinez-qui. « Je suis, versifiait-il au hasard d’un sondage de l’ouvrage, le premier des chalands habitués de la taverne/Je suis celui qui est entré en rébellion contre la loi/Moi, le buveur des longues nuits, je bois la fille de la vigne/Et je crie au Seigneur les cris de mon vieux cœur ensanglanté ». En résumé, mieux valait tout briser que briser sa cruche, avait-il ajouté.

« Lucide et pénétrant, écrivait à son propos Pierre Seghers, détaché des illusions sans être amer, se sachant en sursis et louangeant la vie, rêveur et pourtant vigoureux parfois dans ses propos, Khayyâm ne donnera ni raisons ni leçons ». C’était, nous dit l’auteur de ce livre finalement précieux, le « premier des grands poètes lyriques persans », homme « libre parmi des consciences endoctrinées, peureuses ou éteintes ». Au point qu’à peine a-t-on fait sa connaissance -approfondie-, qu’il nous manque déjà.

PHB

« Les Rubâ’iyât », Omar Khayyâm/Pierre Seghers, 15 euros
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Une réponse à Un songe, une illusion, un mirage, un faux pas

  1. jmc dit :

    Je me souviens de l’avoir lu dans une vieille édition à couverture bleue, probablement celle-là même qui est rééditée. Sauf qu’elle n’était pas bilingue. On va jeter un oeil à celle-ci, merci chères Soirées.

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