Point de fioritures pour jouer le grand Shakespeare (1564-1616), nous avait dit en son temps Peter Brook (1925-2022), avec une version merveilleusement dépouillée d’“Hamlet” qui fit date. La tragédie y était réduite à sa plus substantifique moelle, écourtée et ramassée, certains comédiens allant jusqu’à jouer plusieurs rôles. Fidèle à sa théorie de “l’espace vide” (1), le metteur en scène avait une fois pour toutes placé l’être humain au cœur de son théâtre, dans un espace-temps qui concentrait la vie de la manière la plus dense. Ce qui vaut pour Shakespeare vaut aussi pour Racine; et le metteur en scène Jean-Yves Brignon semble un digne disciple du maître en nous donnant aujourd’hui à voir et à entendre une “Andromaque” (1667) à l’esthétique totalement “brookienne”. Dans une langue racinienne qui résonne ici d’une savoureuse clarté, avec en tout et pour tout quatre interprètes -mais quels interprètes !-, et une scénographie des plus sobres, il nous offre un spectacle d’une grande fluidité qui fait la part belle à la passion des sentiments.
Sur le plateau de la petite salle en bois du Théâtre de l’Épée de Bois, une guinde délimite un cercle en pleine lumière, l’espace-jeu. Ou encore le ring des combats des passions amoureuses chères à Racine. Des gravillons bleutés le recouvrent en grande partie. Autour, dans l’ombre, métaphore d’un lieu qui pourrait être les coulisses ou les loges des acteurs, quelques éléments de costumes et accessoires posés à même le sol. Au fond, suspendue, une toile représentant une mer démontée, tels les tourments qui agitent nos héros. Oreste fait son entrée. Ou plutôt le comédien qui joue Oreste, et ne deviendra Oreste qu’une fois à l’intérieur du cercle, car tous sont alors sur le plateau. L’interprète de Pylade entre à son tour dans le cercle… La convention est établie. Cette mise en abyme instaure de facto une complicité avec le public, mais permet aussi une rapidité de jeu en évitant les entrées et sorties des comédiens. Ici, aucun temps mort.
Mais, rappelons en quelques mots l’intrigue de cette tragédie en cinq actes et en vers de Racine (1639-1699). “Andromaque”, on l’a souvent dit, c’est “l’histoire d’Oreste qui aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui… est mort.” Un an après la destruction de Troie, Oreste, fils d’Agamemnon, vient en Épire, au nom de tous les Grecs, demander au roi Pyrrhus, fils d’Achille, de leur livrer Astyanax, le fils d’Hector, qu’il garde prisonnier avec sa mère Andromaque. Mais Pyrrhus, engagé à Hermione (la fille d’Hélène et de Ménélas) s’est épris de sa captive. Il propose à celle-ci de l’épouser et de sauver ainsi son fils. De son côté, Oreste espère gagner l’amour d’Hermione… La pièce, remarquablement équilibrée, offre quatre rôles magnifiques, chaque personnage se trouvant face à un dilemme insoutenable: pour Andromaque, sacrifier son fils ou trahir le souvenir de son défunt époux; pour Pyrrhus, rendre Astyanax ou tromper les siens; pour Hermione, se venger ou non de Pyrrhus et, pour Oreste, obéir ou non à Hermione en tuant Pyrrhus.
L’amour est au cœur de la tragédie racinienne et les désordres intérieurs des personnages, victimes d’un inexorable destin, ne semblent guère sur le point de s’apaiser… Rappelons que Racine a écrit “Andromaque” alors qu’il n’avait que 28 ans (2) et brûlait d’amour pour Marquise Du Parc (1633-1668), une comédienne de la troupe de Molière (1622-1673), pour qui il écrivit la pièce et qui créa le rôle-titre.
Jean-Yves Brignon a ici fait le choix d’écourter la pièce avec quelques coupes -indécelables, faut-il l’avouer, à moins de connaître le texte véritablement par cœur- en se concentrant sur les passions contrariées des quatre protagonistes, et de prendre quelque liberté avec le personnage de Phoenix (gouverneur de Pyrrhus), lui attribuant très judicieusement un rôle d’ami-confident, dans un effet miroir avec les autres personnages. Car une des riches idées du spectacle est de fonctionner par paire, chaque comédien interprétant l’un des rôles principaux et celui du confident. Ainsi Andromaque et Cléone pour Suzanne Legrand, Hermione et Céphise pour Sophie Neveu, Oreste et Phoenix pour Joël Abadie, et Pyrrhus et Pylade pour Augustin Dewinter. D’habiles changements à vue (un bonnet, un manteau, un volant…) aident à la transformation. Les costumes, contemporains au point d’en devenir intemporels, jouent sur une gamme de seulement deux couleurs -noir et blanc-, avec une pointe de rouge pour Cléone et Pylade. Soulignons, par ailleurs, les lumières très réussies de Vincent Lemoine.
Si la mise en scène est particulièrement inventive, saluons avant tout la grande justesse des comédiens. Leur jeu profondément habité et leur parfaite maîtrise de l’alexandrin font toute la puissance de ce spectacle. Ils parlent le vers racinien avec naturel, y trouvant des respirations bienvenues et de belles nuances. Chapeau bas !
Isabelle Fauvel
Bonjour,
Je n’ai pas vu le spectacle et donc je n’en dirai rien. Et votre papier nous en donne une vision réjouissante et donne aussi envie de courir le voir.
Une sensible remarque cependant, je suis toujours confondu d’entendre dire « parler le vers racinien avec naturel ». L’alexandrin est tout, sauf naturel ! C’est une « codification de jeu », un code d’écriture et « dans la vie », on ne parle pas en vers… Quel est donc le sens que vous donnez à ce « naturel » ?
Bien belle journée à vous et à tous…
Bonjour Monsieur,
Je vous remercie pour votre remarque, en effet très judicieuse. J’oppose le naturel au déclamatoire et à l’aspect pompeux que j’ai pu trouver à certaines façons de dire l’alexandrin dans des productions raciniennes.
Bonne journée,
Isabelle Fauvel