Si son œuvre ne suscite la plupart du temps qu’éloges et compliments, Anselm Kiefer est parfois victime de cette réputation. Il y a deux ans, lors de son installation à la mémoire du poète Paul Celan, au Grand Palais éphémère, un critique n’hésita pas à évoquer le risque d’«overdose». Il «ne se renouvelle pas, il exploite la même veine» écrivait le journaliste parisien jugeant l’exposition «compassée». Outre que si le plasticien allemand proposait brutalement tout autre chose, on ne manquerait pas de le lui reprocher, il est peu probable que le visiteur du LaM à Villeneuve d’Ascq ressente la même fâcheuse impression. Présentée pour célébrer les quarante ans de l’établissement nordiste qui propose à la fois art moderne, art contemporain et art brut, cette riche exposition vise à mettre en avant l’importance du travail photographique chez Kiefer. Pour bien en profiter, il ne peut être qu’avantageux de visionner le beau documentaire signé par son compatriote Wim Wenders (ils sont nés tous les deux en 1945) «Anselm, Le Bruit du temps», sorti en octobre dernier. Le cinéaste a le bon goût de laisser le silence s’installer dans ce film où l’on voit le plasticien déambuler à vélo dans l’un de ses gigantesques ateliers à Barjac, dans le Gard (une ancienne magnanerie) ou à Croissy-Beaubourg en Seine-et-Marne (les anciens entrepôts de la Samaritaine).
Visitant ensuite l’expo, on s’aperçoit qu’elle est très représentative de la démarche de ce moderne alchimiste qui, à la différence de ses illustres ancêtres, ne cherche pas à transformer le plomb (très présent) en or, mais l’utilise dans sa vérité première. La photographie n’est pas traitée ici comme un simple objet d’art, mais plutôt comme un matériau de départ permettant d’ouvrir de nouveaux horizons. On retrouvera les fameux clichés qui firent scandale à l’époque, représentant l’artiste vu de dos, portant l’uniforme militaire allemand de son père et faisant le salut nazi. Simple et grinçante provocation ? Il s’agissait plutôt d’une catharsis indispensable à celui qui est né à la fin de la guerre et dont le père était officier dans la Wehrmacht. Dans la dernière salle de l’exposition, le même personnage est seul devant un fleuve (Le Rhin) mais sans l’uniforme et ne faisant plus le salut répréhensible: dans une posture très romantique, il fait plutôt penser au voyageur contemplant la mer de nuages de Caspar David Friedrich.
La photographie est immense, tout autant que celle intitulée Lilith, première femme de l’univers avant Ève selon certaines mythologies. Le décor: une ville tentaculaire, assez chaotique. Le cliché d’origine a été énormément retravaillé, l’artiste mêlant à la toile des cheveux ou des cendres rendant la surface aussi rugueuse et épaisse qu’un tableau d’Eugène Leroy. L’œuvre a été créée après un voyage à Sao Paulo, à partir des photos prises depuis un hélicoptère survolant la ville. «Je photographie énormément, dit Kiefer. Je prends des notes avec la caméra».
La dégradation, les corrosions, les griffures du temps, les ruines font partie de l’univers de Kiefer. «Je ne vois pas les ruines comme un scandale ou une catastrophe, je les vois comme un commencement». déclare-t-il. D’ailleurs «L’art survivra à ses ruines». Ses œuvres elle-mêmes sont sujettes à la dégradation, à l’oxydation et la corrosion des métaux qui y sont incorporés. Un certain nombre d’entre elles ne peuvent être considérées comme réellement terminées. Le temps lui-même fera son œuvre.
La recherche de monumentalité est également caractéristique d’un travail qui s’étend maintenant sur six décennies. D’une certaine façon, l’artiste se place dans la lignée des bâtisseurs de pyramides ou des constructeurs de ziggourats mésopotamiennes, quand l’homme voulait transcender son existence humaine et s’élever vers des territoires inconnus des Terriens. Peut-on interpréter en ce sens la présence d’une échelle dressée au centre de «Am Anfang» («Au commencement »), l’une des plus impressionnantes pièces de l’exposition (notre photo d’ouverture) ?
Élevé dans la religion catholique, Anselm Kiefer s’est passionné pour d’autres religions, en particulier la kabbale et la mystique juive. «L’Église chrétienne s’est un peu figée dans le dogmatisme, alors que la religion juive a gardé vivante l’interprétation des textes», déclarait-il lors d’une exposition au couvent de la Tourette, construit par le Corbusier, en 2019. La plupart des œuvres présentes au LaM sont empreintes de cet intérêt et tout au long du parcours, le visiteur éprouvera cette préoccupation, ce que les Espagnols appellent «inquietud».
Gérard Goutierre
À la bonne vôtre !
On apprécie la finesse de cette critique qui pour autant ne manque pas d’ »épaisseur « À lire G.Goutière les déplacements de Kiefer semblent aller de soi et il nous est promis que les œuvres continueront à évoluer (le rêve,sans doute,de beaucoup de créateurs)