De loin l’on dirait César, mais de près, une notice indique qu’il s’agit de Napoléon. La sculpture a été réalisée au milieu du 19e siècle, possiblement dans un atelier de Brest. Ce qu’il y a de sûr c’est qu’ils ont gonflé l’effigie au maximum avec des biceps d’haltérophile. En tout cas si l’idée était de personnifier la puissance, c’est réussi. Ce buste avait vocation à jouer les figures de proue sur le vaisseau Iéna, comme le confirme une photo du Musée de la Marine à Paris. Plusieurs fois refait, le navire de ce que l’on en sait, fut déchu de son beau rôle pour finir comme cible d’entraînement. Et ce Napoléon imposant, eu égard à sa taille réelle (1,68 mètre environ), est inratable au fond du Musée National de la Marine refait à neuf. Ce qui est intéressant c’est cette place que la scénographie a dévolue aux figures de proue qui n’ont pas survécu à la modernité. On ne les voit plus, ni sur les navires, ni sur les avions, ni sur les fusées alors qu’elles représenteraient, surtout dans leur version féminine, une part de ce qu’il y a de mieux dans l’humanité, la gratuité du geste, de l’intention et l’art pour l’art. On en trouvait encore sur les automobiles anciennes, mais à part les Rolls Royce, c’est terminé. Même pas au bénéfice de la poupe d’ailleurs, soit dit au passage mais c’est un autre sujet (de fond).
Non la figure de proue relève désormais davantage d’un usage littéraire, métaphorique. On n’utilise plus l’expression que pour qualifier de vraies personnes, biodégradables. Il est ainsi possible d’écrire que le cubisme a eu sa figure de proue de même qu’un chef de mouvement de politique. Mais il ne s’agit plus, on l’a bien compris, de fendre l’écume en haute mer avec lyres et trompettes.
Au tout début des années cinquante, l’écrivain Jacques Perret avait publié chez Gallimard un formidable recueil de nouvelles intitulé « Histoires sous le vent », dont une concernait une figure de proue, lasse de souffler dans une conque en bois. Au point qu’elle s’était proprement désolidarisée de son socle pour aller faire part de sa démission au capitaine, le corps encore ruisselant et couvert de coquillages nacrés. « Cela ne te fait rien à toi, lui reprocha-t-elle, de me voir entrer dans les ports, toute nue, les pieds barbotant dans les nappes de mazout et jouant de la conque avec sentiment dans toute cette tôlerie à moteur et ces espèces de hurlements mécaniques que vous appelez sirènes et qui, tu peux me croire, ne veulent exactement rien dire? » Pour la dissuader de rejoindre le cortège de Neptune, le capitaine avait bien essayé de l’attendrir avec du rhum (qu’elle accepta) mais la décision de la figure était irrévocable. Et elle profita de l’ivresse de l’officier incrédule et assoupi pour se barrer en douce.
Tout ça pour dire que cet espace réservé aux figures de proue donne raison aux attendus, tenants et aboutissants du personnage en bois si bien décrit par Perret. Elles sont toutes au musée et quand on dit « elles » c’est une façon de parler parce que la majorité des troncs réunis au Musée de la marine sont surtout des hommes, tous plus vaniteux les uns que les autres. C’est presque une compétition de torses bombés à laquelle se livre la scénographie.
Ici on voit notamment Brennus avec son casque ailé, commandant militaire qui gagna de grosses batailles avant que Jésus-Christ ne remette le compteur du calendrier à zéro. Il est plus petit que son voisin Henri IV mais il a cette particularité d’être la dernière figure de proue de la Marine française, à l’avant du cuirassé, fort à propos nommé Brennus. Si on croit la notice, la réalisation relève d’une idée un peu étrange. Le commandant du cuirassé aurait en effet demandé à l’atelier de Toulon de transformer un buste de la déesse Cérès (mythologie romaine) en « fier gaulois ». Par rapport à Brennus, le travestissement est tout de même un peu désinvolte et même un brin vexant.
Ce qui est dommage dans cette affaire, de façon plus générale, c’est qu’avec la figure de proue il était plus commode de situer la poupe dont on fait aussi un usage figuré pour dire qu’avec un bon vent arrière, les affaires sont florissantes. Comme l’écrivait Corneille dans « La mort de Pompée » dans l’acte III: « Sa flotte, qu’à l’envi favorisait Neptune/Avait le vent en poupe ainsi que sa fortune. »
Ce qui n’est pas dommage en revanche, c’est la réfection toute récente du Musée National de la Marine. L’affluence montre bien que, au moins sur le plan moral, les visiteurs aiment toujours à hisser le pavillon. Quand bien même la mer se plastifie et que les figures en bois ont préféré discrètement mettre les voiles, laissant le mât de beaupré bien seul.
PHB