Emma la clown a 32 ans. Déjà ? Eh oui. Et elle en a fait du chemin, Emma, depuis qu’elle fut inventée en 1991 par Merieme Menant pour la création d’un duo de clowns visuel et musical avec Gaetano Lucido. Quatre années de tournée et de compagnonnage plus tard, elle continuait la route seule, se produisant dans les cabarets, les festivals, les premières parties de Buffo et d’Anne Sylvestre. Puis, à partir de 1998, vinrent les spectacles: “Emma la clown”, “Emma la clown : l’heureux Tour”… Elle voulait devenir un ange ; elle nous parlait du monde… Car la clown est bavarde. La scène est le lieu de toutes ses projections, de son parcours intérieur qu’elle tend aux spectateurs, tel un miroir, avec drôlerie et poésie. La semaine passée, elle se produisait trois jours à La Scala, à Paris, avec trois emblématiques solos qu’elle présentait à tour de rôle : “Emma sous le divan”, “Emma Mort, même pas peur” et “Qui demeure dans ce lieu vide ?” Cette trilogie était l’occasion de faire le point avec le public et avec elle-même. Et nous expérimentions nous aussi, dans un grand rire libérateur, la souffrance d’exister, la peur de la finitude totale et l’apprentissage vertigineux du vide. Avec une clown à l’apogée de son art !
Emma a le même costume depuis 30 ans: une jupe noire plissée, une chemise bleu pâle de gendarme, une cravate sombre avec inscriptions cabalistiques, un chapeau noir fripé, de vieux godillots aux lacets dépareillés et des chaussettes Burlington, à gros carreaux forcément. À cela s’ajoute un maquillage genre barbouillé, faisant ressortir ses yeux telles des billes de loto, et un énorme nez rouge de sa composition. Une tenue qui lui donnerait presque des allures de cheftaine si le scoutisme ne lui était totalement étranger. Seule lui ressemble… sa marionnette, ce double qu’elle convoque de temps à autre dans ses spectacles pour aborder l’épineuse question de l’être et de l’existence. Mais, si son accoutrement la rend aussitôt reconnaissable, Emma la clown l’est tout autant par sa dégaine : une façon de se tenir, de se déplacer, de parler et de regarder qui n’appartient qu’à elle. Cette présence qui passe par le corps, mais vient aussi de l’intérieur, Merieme Menant l’a apprise à l’école Jacques Lecoq, cette célèbre école dont l’enseignement a la spécificité de faire du théâtre physique et de former non pas des interprètes, mais des créateurs. Emma est une clown habitée, à la personnalité bien construite, dans laquelle Merieme Menant a certainement mis beaucoup d’elle-même, nature comique comprise.
Dans “Emma sous le divan”, elle aborde la névrose. À travers gags et numéros, interpellations au public -Emma prend systématiquement son public à partie- et discours intelligemment troussé, elle fait rire de la peur du divan. La crainte de se confier à un inconnu et de s’approcher de sa souffrance sont tournés en dérision pour être mieux appréhendés. Avec un divan pour tout décor -derrière lequel sont cachés des objets qui feront peu à peu leur apparition-, elle nous entraîne dans la grande aventure de la psychanalyse. Tout y passe : le père, la mère, les pulsions, les rêves… Elle explique le refoulement à une spectatrice, tente d’hypnotiser son public pour une thérapie de groupe et, bravache, finit par se psychanalyser elle-même : “De toute façon, je suis tranquille, j’ai pas d’inconscient alors…” Avec elle, la psychanalyse se dit “sychanalyse”, Lacan se prononce “Lacane” et les mots s’inventent avec poésie : “J’ai envie de mourir, de devenir invivante”. Elle malmène volontiers la langue française pour en tirer des expressions rigolotes : “C’est pas si pire”. Emma la clown, c’est tout un univers, un univers de cirque et de théâtre où le burlesque et la magie côtoient la gravité. Emma passe d’un registre à un autre en un clin d’œil, et se montre même excellente musicienne : elle joue de la flûte traversière, chante et fait de la batterie, que ce soit avec d’immenses aiguilles à tricoter sur l’air du Boléro de Ravel ou, dans un pastiche tout aussi hilarant, avec des éventails sur des têtes de mort dans “Emma Mort, même pas peur”.
Dans cet autre solo, Emma se prépare à mourir. Ses partenaires sont un cercueil acheté sur Internet, sujet à de nombreux gags, et son doudou-marionnette. Le spectacle oscille entre drôlerie et nostalgie, tel ce tableau final d’une grande beauté où, voyant ses trois derniers vœux s’exaucer, Emma sourit à la vie.
“Finalement le vide, ça vous parle aussi, non ? on est co-vides.” Créé en plein “confinage”, “Qui demeure dans ce lieu vide ?” aborde cette fois notre peur du vide, d’où nos frigos pleins, nos bibliothèques sans espace, nos agendas bien remplis, nous fait remarquer Emma. La clown s’en donne à cœur joie et, sur un plateau quasi-nu, convoque les fantômes du théâtre, Molière, Hamlet, Godot… Mais, en réalité, Emma n’a pas peur du vide puisque Merieme l’habite. Et inversement, serait-on tenté d’ajouter. Nous voici soulagés. Et qu’elle soit seule en scène, donne ses célèbres conférences avec Catherine Dolto ou participe à des causeries avec des sachants, c’est toujours un bonheur que d’aller l’écouter !
Isabelle Fauvel