Hitchcok avait tout faux

Après avoir démontré subtilement que Conan Doyle, Agatha Christie, Shakespeare ou Sophocle se sont trompés de coupable dans certaines de leurs œuvres, Pierre Bayard s’attaque cette fois au maître du grand écran Alfred Hitchcock, dit «Hitch» pour les intimes. Il faut dire que ce professeur de littérature doublé d’un psychanalyste, publié aux éditions de Minuit, possède un flair policier exceptionnel lui permettant de passer cette fois de la littérature au cinéma. Dans son dernier opus «Hitchcock s’est trompé», « Fenêtre sur cour-Contre-enquête », il prétend même qu’au fond, les films se prêtent particulièrement bien à des contre-enquêtes, car les plans cinématographiques laissent une plus grande marge d’interprétation que l’écriture d’un livre. Ce qu’il nous prouve avec son habituel brio, mêlant analyse méticuleuse, paradoxes psychologiques en tout genre, sens du timing et humour, beaucoup d’humour. Ainsi met-il en exergue de son dernier ouvrage une réplique du film «Le crime était presque parfait», autre chef d’œuvre hitchcockien : «On critique la nullité de la police, mais que Dieu nous protège des brillants détectives amateurs !»

Justement, notre brillant détective amateur s’étonne que depuis des décennies, soixante-neuf ans exactement, aucun spectateur, aucun critique n’ait songé, ne serait-ce qu’une fois, à remettre en cause dans «Fenêtre sur cour» («Rear window», 1954), le coupable désigné par le metteur scène.

Sans oublier d’ajouter dès le début que non seulement Hitch s’est trompé, mais qu’il n’a pas découvert «le vrai meurtre». Là nous commençons à cogiter sérieusement ! Et grande est notre tentation de tourner, tourner les pages jusque… vers la fin, mais heureusement, comme à son habitude, l’auteur nous a prévenu : «Avertissement. Ce livre est un roman policier. Il est donc fortement déconseillé aux lecteurs-trices de feuilleter les dernières pages, qui donnent la solution de l’énigme.» Mais l’idée une fois plantée dans notre tête d’un meurtre non élucidé ne nous quitte évidemment plus, et nous ne cessons -ô délicieux tourment- de chercher, chercher…

Notre professeur-psychanalyste-policier commence par nous donner une liste à sa façon des personnages du film, et nous présenter un schéma de la totalité du décor (voir le plan page 12), par exemple l’appartement des jeunes mariés ou «de la femme à l’oiseau» sur la gauche, du passage donnant sur la rue, de l’appartement du couple à l’enfant tout en haut à droite. Et si c’était là que réside l’énigme du vrai meurtre ?

Mais nous n’avons d’yeux que pour le couple star, Jeff et Lisa. Jeff alias Jimmy Stewart le photographe de presse, «blessé lors d’un reportage et qu’une jambe cassée retient immobilisé dans son appartement, depuis lequel il observe ses voisins». Et la très belle, très raffinée Lisa, alias Grace Kelly, «compagne de Jeff, qu’elle rêve d’épouser. Travaille dans la mode de la Cinquième Avenue, à la fois comme mannequin et comme femme d’affaires». Notre limier va d’ailleurs s’attarder longuement sur la nature de leur relation, sur ses ambiguïtés, sur la réticence de Jeff à s’engager, sur l’obsession de Lisa pour le mariage, sur sa personnalité toute de séduction qui ne l’empêche pas de prendre soudain des initiatives dangereuses, comme pénétrer dans l’appartement du suspect, que ce soit pour plaire à Jeff (au point de risquer inconsciemment un viol sous les yeux de son amant, suggère Bayard le psychanalyste) ou parce qu’au contraire elle s’émancipe. Oui, beaucoup de choses nous ont échappé, tant nous avons d’emblée été séduits par leur couple splendide, au point d’épouser sans broncher leur point de vue paranoïaque.

Si on a beaucoup évoqué à tort le côté soi-disant «voyeur» du couple, souligne notre détective (que pourrait faire d’autre un Jeff cloué sur son fauteuil que de regarder ce qui se passe dans la cour ?), on est passé à côté de son «délire d’interprétation». En observant le couple Thorwald aller et venir dans leur appartement en face de chez eux, Jeff puis Lisa à l’unisson se mettent à fantasmer et imaginer une histoire abracadabrante du mari tuant sa femme, la coupant en morceaux, enfermant ces morceaux dans une grande valise, et quittant les lieux en pleine nuit sa valise à la main. Le copain de guerre de Jeff, le détective privé Tom Doyle, a beau leur démontrer point par point l’inanité de leurs élucubrations -la femme de Thorwald est bien partie à la campagne, elle est bien venue chercher sa malle à la gare, etc, – Jeff et Lisa, comme Hitch et nous-mêmes, n’en démordons pas. Nous sommes gagnés par leur «folie à deux», syndrome si bien décrit à propos des sœurs Papin dès 1933 par un jeune psychiatre nommé Lacan. N’est-ce pas beaucoup plus amusant d’imaginer une intrigue sordide ?

Plus malin que nous tous, Pierre Bayard a sa propre théorie sur l’attitude louche du voisin d’en face, et sur sa prétendue culpabilité. Il ne lui reste plus qu’à nous révéler «le vrai meurtre» ayant échappé à Hitch lui-même… La surprise est totale et particulièrement émouvante pour certains d’entre nous.

Lise Bloch-Morhange

 

«Hitchcock s’est trompé», « Fenêtre sur cour-Contre-enquête », Pierre Bayard, Les Éditions de Minuit, 2023

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4 réponses à Hitchcok avait tout faux

  1. Philippe PERSON dit :

    Merci Lise d’attirer l’attention sur cet auteur toujours prêt à jouer avec les livres et maintenant les films…
    Et toujours admiratif de votre curiosité, de votre énergie et de votre formidable capacité à transmettre ce que vous aimez aux autres.
    La prochaine fois, je vous ferai des compliments. Là, ce n’était qu’un propos objectif d’un de vos fidèles lecteurs !
    Mille bonne choses à vous…

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Vous êtes trop bon cher Philippe,

      mais il faut dire que Pierre Bayard est un phénomène unique dans le paysage français, puisqu’il se situe à la croisée de trois disciplines -littérature, psychanalyse et enquête policière- et que ses livres ne sont pas publiés par hasard dans la collection Paradoxe des éditions de Minuit…

  2. chini - germain catherine dit :

    chère lise,
    j’ai beau te complimenter sur ce papier qui a toutes les qualités , la seule chose qui m’intéresse : C’est qui est l’assassin !!!!

    Sincèrement votre

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Je crois que PERSONNE ne peut le deviner dans ce livre, alors que par exemple j’avais pu le faire dans des livres précédents de Pierre Bayard… Cette fois il fait encore plus fort, et d’une manière tellement touchante…

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