Pour son film, sorti en novembre 2023, « La passion de Dodin-Bouffant », Trân Anh Hung a sorti du purgatoire le roman éponyme de Marcel Rouff (1877-1936). Selon la coutume, le scénario malmène notablement l’intrigue initiale, passant à côté du principal. Dans son œuvre, publiée en 1924, l’auteur entendait composer une ode à la cuisine bourgeoise française, préoccupation éclipsée par le récent conflit mondial. Ami et collaborateur de Curnonsky, tous deux fondateurs de l’Académie des Gastronomes (1924-1981), bien que genevois, il était l’homme de la situation. Il la célébrait «légère, fine, savante et noble, harmonieuse et nette, claire et logique». En l’opposant, avec une germanophobie évidente, à celle d’outre-Rhin, «lourde, épaisse et massive, comme la littérature et l’art allemands». Dame, la fin de la guerre n’était pas si loin. Ainsi, dans la narration qu’il va dérouler, prend il soin d’émailler son texte d’appellations détaillées de plats emblématiques de notre art culinaire. Son personnage principal, Dodin-Bouffant, est un magistrat ayant pris sa retraite dans la commune de Belley. Décrit comme «gras, avec dignité et élégance», notable raffiné et érudit, les esthètes le considèrent comme un arbitre des saveurs et du bon goût.
N’ont régulièrement accès à ses déjeuners que quatre convives ayant satisfait à de redoutables épreuves initiatiques. Tel refusé n’avait il pas «pris pour un beaujolais un incomparable Châteauneuf du pape ?» Tel autre était resté insensible «à un point de muscade dans une sauce au chou-fleur !»…. Bref, la sélection s’avérait impitoyable.
Dès le début de l’histoire, le lecteur apprend la mort d’Eugénie Chatagne, le cordon bleu qui, depuis vingt ans, honorait de son talent les repas du maître. Celui-ci se met à la recherche de quelqu’un pour lui succéder, sans grand succès. Jusqu’au jour où le père Pitou apporte à l’office une préparation de sa fille Angèle, une cocotte de pommes de terre rôties, puis cuites au bouillon de bœuf, nappées d’une crème de morilles. Dodin-Bouffant a la révélation. Simple fille de ferme, ne payant pas de mine, Angèle lui apparaît comme la magicienne du fourneau. Elle est immédiatement embauchée.
La suite de l’aventure oppose notre héros à un duel culinaire avec un aristocrate germanique, le prince d’Eurasie. Celui ci entend faire évaluer son train de table par l’éminent critique. Se déroule un banquet croulant de mets en abondance, accumulation uniformisée par des sauces trop riches, profusion d’une prétentieuse médiocrité. Dodin-Bouffant va rendre l’invitation. Le prince, au moment d’entrer dans la salle à manger, à la surprise de se voir annoncer un pot-au-feu. Ce qu’il considère, de prime abord, comme une insulte à sa dignité. Quoi ? le faire venir pour une nourriture populaire, à la limite de la vulgarité, juste bonne pour les laquais. Mais, Adèle s’avance avec l’immense marmite de service, exposant tranches de bœuf à l’estragon, piqué de lard, poularde bouillie découpée, jarret de veau frotté de serpolet et de menthe, avec un foie gras cuit au chambertin.
L’altesse «oscille alors entre une admiration sans limite, l’énervement de recevoir une leçon et la hâte d’entamer la merveille» (1). Tant et si bien qu’il va proposer à Adèle de venir régner sur ses cuisines. Alors, pour ne pas risquer de la perdre, Dodin-Bouffant épouse sa domestique. Et commence pour le couple une vie de félicités gustatives, juste troublée par les assiduités d’une jeune veuve, à qui Dodin préfère les plaisirs de l’assiette. Cependant, avec un pareil faste calorique, vont venir les épreuves: pour lui une sévère crise de goutte, pour elle, des coliques néphrétique. Expédiés par leur thérapeute prendre les eaux à Baden-Baden, ils y subissent un régime draconien. Ils reviennent de ce séjour calamiteux momentanément guéris, mais avec une décision toute empreinte de la philosophie d’Épicure : «quelles que soient les épreuves qui nous attendent, reprenons pour ne point la quitter notre bonne vie d’autrefois. Et, dans la paix ou la souffrance, suivant ce qu’il plaira à Dieu de nous envoyer, achevons notre existence dans le culte de la chère !» Plutôt la récidive qu’à nouveau se priver !
Se priver n’était pas non plus dans l’esprit du président Mitterrand. Il avait son rond de serviette dans un restaurant, aujourd’hui disparu, place Maubert, à Paris, nommé le Dodin-Bouffant. Le chef lui préparait des bécasses. Objection, cette espèce est prohibée dans la restauration, et sa dégustation sanctionnée par l’article L415-3 du code de l’environnement. Fariboles ! Le président Mitterand appliquait, à cet égard, un principe de sa jurisprudence personnelle: «le légal m’est égal !»
Jean-Paul Demarez
En 1973, dans une ambiance à la Maupassant, « La vie et la passion de Didier Boffant » avait déjà inspiré Tyborowsky. On peut visionner ce film sur le site Madelen (INA).